Dans le cadre de l’atelier d’écriture créative mené en février 2025 par Denis Baronnet
Avec
Cécile Lamboley, Aarti Jaswa, Juliette Reveillère, Estelle Cartier, Ymane Gilbert, Angeline Battut, Isabelle Vigneau, Julien Maulmy, Oriane Morisot, Jean Marie Vianney Mpawenimana, Alix Joseph et Simon Deroullede
Denis Baronnet est auteur dramatique, musicien et, depuis 2017, auteur Jeunesse, activité artistique qu’il privilégie dorénavant avec son complice, l’illustrateur Gaëtan Dorémus. Il publie des livres chez Actes-Sud Junior, au Seuil Jeunesse, aux Éditions Milan et à l’École des Loisirs. Il mène également de nombreux ateliers d’écriture. Le burlesque et l’humour noir sont ses marques de fabrique.
Février 2025
SOUVENIRS
Lire
Je me souviens des boudoirs de mon arrière-grand-mère au goûter.
Je me souviens du caillou que ma sœur s’est lancé sur la tête.
Je me souviens de l’odeur du garage de ma maison en Auvergne.
Je me souviens du toucan que j’ai croisé aux îles du Salut.
Je me souviens des insomnies de mon enfance.
Je me souviens de mon premier CD de Muse.
Je me souviens des après-midi piscine passées avec ma sœur.
Je me souviens du soleil tapant à mon premier festival.
Je me souviens du dessin de Picsou sur le tableau noir de la classe que j’ai fait avec le garçon que j’aimais en primaire.
Je me souviens de ma chute au ski et de la fracture de mon tibia.
…Mon premier séjour à la montagne, je m’en souviens. Je n’avais pas vu la neige depuis qu’on était partis d’Auvergne pour s’installer en Guyane. J’avais 5ans. On est parti au ski en famille dans les Pyrénées quand j’étais au collège. Maman n’aimait pas skier, seul papa aimait ou connaissait cela. Il n’a pas voulu nous confier à un moniteur de ski, il voulait nous apprendre lui-même l’art de la glisse. La première épreuve fut, pour moi, la botte de ski, elle serrait trop, c’était atroce. J’ai donc pris la taille au-dessus. On est restés longtemps sur la piste poussin. J’avais peur de dévaler la montagne. J’avais peur de ne pas réussir à freiner. J’avais peur de tomber. Ma sœur, elle, s’éclatait. Le temps est devenu moche, très moche. Le vent était devenu si violent que je tenais ma sœur pour ne pas qu’elle s’envole. Ils ont fermé la piste poussin, la météo devenait trop dangereuse, surtout sur ce versant de la montagne. Papa nous a donc amené sur la piste bleue ? ou verte ? La couleur la plus simple. Ça se sentait qu’il n’était pas serein, et moi, j’avais toujours peur. En haut de la piste, je fixais le bas de la pente. Je me tenais mal sur mes skis, j’ai commencé à glisser. J’entends encore papa me crier de freiner. J’ai paniqué, je ne savais plus rien. Je descendais la piste sans aucun contrôle, prenais de la vitesse. Il me cria « tombe, laisse-toi tomber ! ». Phrase terrifiante. J’ai essayé. Je suis mal tombée. Mon tibia, à la commissure de ma botte trop grande, s’était brisé. Quelle douleur ! Je la ressens encore parfois. Le reste de l’histoire m’apparait floue. Je me souviens être sur un lit dans la station de ski et ma sœur larmoyante qui me demande « tu ne vas pas mourir hein ? ». Malgré la douleur et le choc, je me souviens rire et la rassurer. Des pompiers m’avaient pris en charge et amenée à l’hôpital. Le pompier avec moi à l’arrière était gentil et drôle. Il me disait que j’étais courageuse puisque je ne pleurais plus. A l’hôpital en revanche, ils étaient bien moins aimables, je m’en souviens aussi. Ils croyaient que j’exagérais la douleur, ils ne pensaient pas que l’os était fracturé et la radio est arrivée tard. Ils m’avaient fait mal et me dédaignaient. J’ai bien plus pleuré à ce moment-là. Au final, je n’ai jamais retenté l’expérience et ma sœur, quant à elle, en redemandait tous les ans. Au moins, je profitais alors annuellement d’un week-end seule avec ma maman.
Je me souviens de ce plat que ma mamie à préparé
Je me souviens de la table basse sur laquelle je me suis cassée la figure
Je me souviens du repas avec mon père le week-end dernier
Je me souviens de ma Nintendo DS sur laquelle je jouais toujours à Tomodachi Life
Je me souviens du jour à ma mère a annoncé être enceinte de mon petit frère
Je me souviens du bus que j’ai loupé ce matin
Je me souviens être restée à la maison à regarder une cassette de Maya l’abeille car j’étais malade
Je me souviens de la poupée Barbie que j’ai balancé sur le toit
Je me souviens des cours de solfège au collège
Je me souviens de ce voyage à Madagascar pour voir ma famille
… Je me souviens être restée à la maison à regarder une cassette de Maya l’abeille. Je devais avoir quelque chose comme cinq ou six ans. C’était un samedi pluvieux, en début d’après midi. Ma mère avait mis mon peignoir de douche jaune canari au dessus de mes vêtements pour me tenir chaud. Je regardais la cassette, absorbée par l’histoire. A un moment, ma mère m’annonce qu’elle part à la poste. Elle ne voulais pas me laisser seule, mais elle voulais encore moins me faire sortir malgré ma grippe. Je lui promis de rester bien sage et continuais de regarder la cassette. Tout à coup, Maya l’abeille s’est faite prendre au piège dans une toile d’araignée et la grosse araignée menaçait de la manger ! J’ai une peur bleue des araignées. J’appelle ma mère pour qu’elle voit ça. Maya, ma petite abeille, va finir dévorée par une des créatures les plus hideuses de la Terre entière!
Pas de réponse. Je commence à la chercher dans la maison, ma maman est introuvable.
– Maman ? Maman ?!
M’a-t-elle abandonnée ? Je commence à m’inquiéter, et cette araignée va manger Maya ! Il faut sauver Maya ! Mais, où est ma maman ?… Ah mais oui, elle est partie à la poste ! Ça fait longtemps quand même… Une vilaine araignée géante n’aurait quand même pas mangé ma maman ?! Je panique. Non, je dois vérifier sa voiture pour en avoir le cœur net. La porte d’entrée est fermée à clé, bien sûr. Suis-je moi-même enfermée avec une araignée mangeuse de petite fille ?! Je dois m’échapper, je DOIS sortir d’ici.
Je pleure, maman où es-tu ? Je passe par la véranda, fais le tour de la maison par le jardin et vais près du portail. Non, sa voiture n’est pas là… Je pleure tellement, maman j’ai peur, maman j’ai froids, je ne veux pas rentrer dans la maison sans toi !
Et je m’assoie là, sur les pavés froids et humides, sanglotant à attendre une éternité.
En fait, je suis restée dehors cinq minutes tout au plus, ma mère est vite revenue de la poste. On est toutes les deux rentrées dans la maison boire un bon chocolat chaud. Pas d’araignée mangeuse de maman, pas d’araignée mangeuse de petite fille, juste un samedi pluvieux et une grippe qui prend son temps pour partir.
Je me souviens de la tête de lit de ma grand-mère.
Je me souviens du tic-tac.
Je me souviens du plateau de monopoly qui vole.
Je me souviens du gravier sur mes genoux écorchés.
Je me souviens du portail qui ne fermait pas car ma main était prise dedans.
Je me souviens de Tequila, le chien de ma mamie.
Je me souviens du pudding de mon papa.
Je me souviens des mouclades dans le jardin.
Je me souviens du lait pêche au bord de la piscine.
Je me souviens de la montagne bleue.
…Quand on était petits, mon frère et moi, mes parents avaient installé une piscine gonflable au milieu du jardin de la maison. Elle n’était pas très grande, pourtant, elle nous paraissait immense. Depuis l’intérieur, on voyait les collines et la garrigue montpelliéraine où on s’était perdus à vélo une fois. On en été revenus tard et égratignés. Au bord de la piscine, une table et des chaises de camping. Pour le goûter, on avait le droit à un grand verre de lait au sirop. Moi, je prenais du lait pêche dans un verre Donald ou pomodoro. Rayan, mon petit frère, prenait toujours grenadine. On faisait des bulles dans nos verres de lait avec des pailles. Un jour d’été, pour blaguer, on a récupéré les bulles de lait pour se les étaler sur la peau en riant, criant « mmmh la bonne crème solaire ». Je ne sais pas si ma mère nous avait vu, mais je suis surprise qu’elle nous a laissé faire. D’autant qu’on est sans doute retournés dans la piscine derrière…
Je me souviens de l’odeur de choucroute,
Je me souviens de la sensation du sang qui circule à nouveau dans mes doigts congelés,
Je me souviens de l’odeur et du bruit de la neige,
Je me souviens ne plus arriver à me souvenir,
Je me souviens de la petite main dans la mienne, de la petite tête sous ma tête,
Je me souviens des soirées à la belle étoile, sous un duvet,
Je me souviens de la légèreté des bulles de champagne,
Je me souviens de la chaleur du soleil sur ma nuque,
Je me souviens de mon absence,
Je me souviens du vent qui jouait dans les branches longues du saule pleureur
Je me souviens mettre la tête à l’envers et imaginer un monde.
…Je me souviens de la légèreté des bulles de champagne. Tout le monde est gai, s’amuse, le champagne coule à flots, c’est un mariage.
Ça pétille dans les verres, ça pétille dans les yeux. Mais pas dans tous les cœurs.
Et pourtant, il y a toujours des gens qui s’amusent plus que les autres, quasiment sans limites. Certains les regardent de travers. Au fil des années, parce que j’aime quand les gens me racontent un peu leur vie, j’ai pu observer à quel point les personnes qui paraissaient les plus légères cachaient cachaient de choses lourdes au fond d’elles-mêmes. La légèreté n’est pas un artifice, ni même une élégance ou une coquetterie, c’est une absolue nécessité.
Et quand ça pétille, que c’est léger, que ça paraît insouciant, c’est une furieuse envie de vivre qui s’exprime : léger dans la tête et l’apparence, mais les pieds et le cœur dans le béton.
J’admire leur force, leur pulsion de vie, et je m’en nourris aussi. Des trajectoires invisibles aux yeux de qui ne s’arrête qu’à l’apparence. Et pourtant une beauté, ou un petit quelque chose de dérangeant, mais qui ne laisse personne indifférent : on admire l’apparente aisance, on s’agace de ce côté bruyant, on jalouse cette apparente capacité à se foutre de tout, y compris du regard des autres, ou au contraire on apprécie de côtoyer ces personnes qui elles au moins savent s’amuser !
On ignore les petits signes de faiblesse, ceux qui de temps pointent le bout du nez…la fragilité qui les fait s’écrouler à minuit à peine, à force de trop d’alcool, la douleur dans les yeux fatigués. L’alcool comme béquilles, la dignité en miettes.
Pour toutes ces raisons, et pour toutes ces personnes, j’aime les bulles de champagne légères et pétillantes.
Je me souviens des robes moches que me choisissait ma mère.
Je me souviens de l’angoisse à l’annonce de ta mort.
Je me souviens des après-midis de jeux de rôle.
Je me souviens des heures de lecture avec ma soeur.
Je me souviens de balade à vélo.
Je me souviens de l’équilibre instable en rollers.
Je me souviens du calme de la broderie.
Je me souviens des soirées au coin du feu.
Je me souviens des randonnées en montagne.
Je me souviens de nos rires partagés.
je me souviens de la balançoire dans les aires de jeux.
… Je me souviens, on s’installait. Moi sur le pouf, un canevas à la main, et toi sur la chaise roulante, avec un livre de Chrétien de Troyes. Au début, on ne comprenait pas tout. ce n’est pas évident l’ancien Français. Et puis, petit à petit, le sens des mots nous apparaissait. « Mächen » veut dire jeune fille, cela ressemble à l’allemand. Oncques veut dire jamais, dolent évoque la douleur. La grammaire se devine. « Il est à moi et je à lui » décrit merveilleusement la relation entre Yvain et le lion dans le Chevalier au lion. Moi, j’aimais plonger dans cet univers, cette autre façon de voir le monde. Bien sûr, je ne comprenais pas tout, mais je me laissais bercer par ta voix monotone. C’était pour moi un subterfuge permettant de passer du temps avec toi, sans craindre de t’ennuyer. Je ne sais pas si ma présence ajoutait une valeur à ce que tu aurais de toute façon aimé lire. Il y avait aussi la philosophie : la logique de Descartes et mon incompréhension de Bergson. Je me sentais grande parce que je savais qu’au collège personne ne lisait ces livres de cette façon. Personne n’avait cette relation privilégiée avec toi. Ces heures de lecture à voix haute démystifiaient les grands auteurs qui m’intimidaient parce que leurs livres étaient dans ta chambre de khagneuse. Sans toi, je ne les aurais peut-être jamais découverts. Je me suis longtemps demandé si le plaisir que je ressentais provenait de la littérature ou de ta compagnie. De ma découverte ou de ton érudition. Je me sentais illégitime à lire, parce que c’était avant tout ta passion et que mon intérêt n’étais pas inné comme le tien, mais suscité par toi. J’ai brodé durant des après-midis entières en t’écoutant. J’ai lu parfois moi-même, honteuse devant mes hésitations, questionnant ce que je ne comprenais pas, ignorante du fait que c’était sans doute cela, se cultiver, ce que je voulais attendre pour te ressembler. Aujourd’hui, tu ne lis plus. Moi, j’ai continué. Je me suis approprié ta passion. J’ai découvert que j’aimais moi aussi lire des livres compliqués, même si tu n’es plus là pour les expliquer.
… Je me souviens, je suis dans le bus pour Bordeaux. Il fait nuit. Je vais voir un groupe de copines jouer dans un lieu alternatif. Je lis mon livre. L’autrice se souvient d’un brocanteur misérable qui avait installé sa boutique dans une enfilade de pièces dans le pilier d’un viaduc et, sans que je fasse le lien tout de suite, surgit dans mon esprit « Cordonnier », un gamin qui vivait avec son père dans les bois à Lavanderie, le petit village de ma tante Catherine où j’allais beaucoup quand j’étais petit. Qu’est ce qu’il vient faire là, ce souvenir aussi lointain qu’incongru, ce nom, à ce moment précis ? Ce gamin Cordonnier, je le connaissais à peine… Tout à coup, je comprends, c’est le viaduc qui l’a convoqué.
Il y avait deux routes pour entrer dans Lavanderie et les deux passaient sous un monumental viaduc de briques. Ce viaduc, c’était la frontière. Au delà, c’était un autre monde, celui de Lavanderie, le village de ma tante. On était toute une bande de gamins, libres comme l’air dans ce coin de campagne. Et souvent on allait jusqu’à la frontière de notre territoire : le viaduc. Parfois on montait tout en haut mais ce qu’on préférait, c’était la base d’un des piliers avec son mur de pierres en pente mais sur lequel on pouvait se balader et s’accroupir à différentes hauteurs. Et puis au centre, il y avait un tunnel sombre qui s’enfonçait et s’ouvrait sur plusieurs petites salles, un peu comme la boutique du brocanteur du livre, j’ai l’impression. Dans cette bande, il y avait les frères Lantenoy, des vrais enfants sauvages et puis il y avait Cordonnier, je ne me rappelle plus du tout de sa tête, juste de son nom. Parfois il était avec nous et parfois, il était rejeté parcequ’il vivait avec son père dans une cabane, dans un petit bois et c’était pas très bien vu ; le môme traînait la mauvaise réputation du père, un marginal, un peu voleur de poules, un peu manouche, probablement alcoolo. Je me souviens y être allé plusieurs fois dans cette cabane qui me fascinait et m’effrayait à la fois. Un jour, je ne sais plus comment ça nous est venu, on avait décidé de faire dérailler le train sur le viaduc, en tout cas d’aller mettre des branches sur la voie. Je ne me rappelle plus très bien et je crois même que je m’étais dégonflé, que je n’y étais pas allé et que ça a fini par une course poursuite avec les flics. Toujours est-il que c’est Cordonnier qui avait porté le chapeau et qu’après cet épisode, on n’avait plus eu le droit de le fréquenter alors qu’on était tous à bloc pour faire dérailler le train sur le viaduc. Je vous parle de ça, je devais avoir 10 ans.
PORTRAITS
Petit bonhomme
par Isabelle
Megan
par Angeline
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Petit bonhomme rayon de soleil, tes yeux noirs pétillants, tes cheveux noirs frisés, ton rire qui résonne. La peau mélangée, caramel pâle en hiver, caramel beurre salé en été. Ton esprit vif et décalé, branché H24 sur les ordinateurs, et les pourquoi. Pourquoi ci ? Pourquoi ça ? Chaque réponse amène un nouveau pourquoi, puis un autre, puis encore un autre. Ton regard qui veut tout comprendre, ou plutôt tes regards. Celui qui pétille d’intelligence et de malice, qui s’éclipse pour faire la place en alternance à un regard plus profond, plus mélancolique, plus triste.
Tes réveils matinaux, ultra-matinaux même…A 5 heures, je ne suis pas sure que les oiseaux soient réveillés eux ! Tu me sautes dessus, et puis tu embrayes sur telle technologie, tel programme de codage, des choses que mon esprit embrumé n’arrive pas à saisir. Pour pouvoir dormis un peu, je te colles devant les dessins-animés. Quelle erreur !
Te voilà devenu adulte, ou presque. Un grand échalas, maigre comme un coucou, avec une tignasse de cheveux crêpus, tes beaux yeux noirs maintenant cernés, toujours fatigués. L’été ne colore plus beaucoup ta peau couleur caramel beurre salé. Ton regard s’est éteint, même dans tes sourires, tes yeux restent tristes. Ton esprit est toujours vif, mais tu ne sais par quels moyens calmer tes angoisses. La vie n’est pas toujours simple pour les gens trop intelligents !
Ta douceur quand tu prends ta petite sœur contre toi. Tous ces contraires qui émanent de toi : douceur et violence, gentillesse et résistance, découragement et résilience. Tu cherches le chemin qui te permettra de te réconcilier avec toi même, dans cette identité disloquée. Fin de corps, mais surtout d’esprit, tu vas apprendre à t’apaiser, prendre de l’épaisseur et t’ancrer dans la vie. Tu as toutes les ressources pour ça. Tu t’accroches à tes études, tu te débrouilles bien en fait. Par côté si mature, par d’autres des fois encore si petit con ! Mais l’équilibre est là. Mon petit grand bonhomme si fragile, encore trop dépendant du regard des autres. Prends confiance, la vie t’attend.
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Elle est grande, très grande. Elle dépasse la grande majorité des filles de son âge et la moitié des hommes. Déjà petite c’était la première que l’on remarquait. A 23ans aujourd’hui, elle a laissé derrière elle l’embarras de sa grande taille et l’arbore fièrement. Dans son dos cascade une longue chevelure blonde dont elle aime prendre soin. Seulement, une fois par an lui vient une envie de changement, et elle aimerait tout couper pour ne laisser qu’un carré. Mais elle ne le fait jamais. Parmi ses autres habitudes, les rouges à lèvres, les labellos, baumes et gloss qu’elle se choisit et garde auprès d’elle constamment pour habiller ses lèvres tout le long de la journée. Il y en a toujours un préféré qu’elle garde jusqu’à l’épuisement. Quand elle réfléchit elle se l’applique. Après manger, avant de sortir, après avoir vu son reflet, quand elle n’en sent plus le goût au bout de sa langue, elle se l’applique. C’est presque un tic. Ses lèvres particulièrement pulpeuses et ainsi toujours colorées ne font pourtant pas d’ombre à ses yeux verts clairs. Elle les a empruntés à sa mère à qui elle ressemble beaucoup, qui elle-même les a volés à sa propre mère. Megan a le caractère de sa grand-mère qui transparait, elle sera comme elle plus tard, c’est une certitude. Elle a un tempérament aussi court qu’elle, la patience n’est pas sa plus grande vertu. Elle aime se mettre en action dès qu’une idée nait de ses pensées, elle ne laisse pas traîner les tâches qu’elle s’attribue. Elle sait presque toujours ce qu’elle veut mais change souvent d’avis subitement et drastiquement. Je crois qu’elle aime l’idée de paraître forte. C’est ainsi que sa grand-mère apparaît dans ses yeux, elle l’aime et l’admire grandement. Elle semble alors un peu froide au premier abord avec ses traits fermés, ses tenues sophistiquées, l’ignorance superficielle de ce qui l’entoure, mais quand on apprend à la connaître, on devine une sensibilité et des failles qui la rendent humaine, accessible.
Eliott
par Estelle
Portrait d’une grand-mère
par Ymane
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Son nom est Eliott. Un génie comme on n’en fait plus, du moins c’est ce que les gens disent. Il est grand, a des cheveux châtains mi-longs et toujours cet air d’indifférence au visage. Il est musclé, très musclé, certains disent même qu’il est trop musclé pour un rat de bibliothèque. Lui, est au courant de ces bruits sur lui, mais il s’en fiche. Si au quotidien tout baigne, alors tout baigne.
Ce n’est pas l’individu le plus social de la Terre, non. Il parle peu, souris peu, reste seul à lire des livres à la bibliothèque universitaire et passer des heures à la salle de sport. Sa vie d’étudiant paraît plate aux yeux de tout le monde mais elle lui convient.
Il a l’air seul, il a cependant quelques rares amis. Ça, il ne le vous dira pas. Comme il profite du calme de vie que sa froideur et sa stature lui permettent, il n’aime pas parler de ses relations. Pourtant, pour peu qu’on parle de sujets le passionnant, sa langue se délie et il se laisse absorber par les discussions et débats les plus enrichissants et agréables. Dans ces moments, on le surprendrait même en train de sourire légèrement.
Sous sa façade stoïque et nonchalante, Eliott est en fait très aimable et compréhensif. Il est rare et compliqué de s’immiscer derrière sa coquille comme ses quelques amisl’ont fait, mais il lui suffisent, il ne cherche pas plus.
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Indépendante, elle ne se laissait jamais aider ou même assister. Elle montait sur le toit, nettoyer ses tuiles et ses gouttières. Elle peignait ses volets en bleu et son portail en vert. L’odeur du café embaumait sa maison et celle de la celle de la cigarette quelques fois son haleine. Elle essayer de le cacher vainement sous l’odeur des caramels et des bonbons. Mais l’état de ses dents traduisait de ses mauvaises habitudes. Sévère, elle n’en avait que l’air mais pas vraiment la chanson. Elle montrait son amour par la cuisine : le mia, les caramels mous, les œufs au lait, et la tarte au chocolat. Elle aimait les enfants et les chiens, beaucoup diraient que c’est l’attirail de quelqu’un de bien. C’est sûr, elle était bien. Une femme petite et mince portant pourtant le poids du monde sur ses épaules larges mais frêles. Elle travaillait à l’école maternelle du quartier, nul doute que ces enfants là devaient bien s’amuser. Elle avait des idées de jeu à la pelle et ses yeux bruns scintillaient quand elle voyait qu’ils plaisaient. Ce que j’ai gardé d’elle, c’est le calme et l’amour discret. Les petits gestes plutôt que les effusions bruyantes et exagérées. J’ai aussi gardé quelques bourrelets qui s’en iront sans doute bientôt, faute d’être entretenus par ses gâteaux.
Le petit Lambert
par Jean Marie Vianney
Cerise
par Denis
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Je suis Lambert. Je suis un garçon mince, de huit ans, parfois timide parfois courageux. De teint noir, et cheveux crépis, j’habite dans un petit coin reculé en campagne. Deuxième enfant de ma famille, je me sens déjà comme l’ainé. Mes parents sont encore vivants, mais j’ai l’impression d’être orphelin, orphelin de père. Mon père est presque toujours ivre, et frappe tout le monde à la maison. Il est méchant. Je le crains. C’est pourquoi j’ai l’impression d’avoir ma mère seule comme parent. D’ailleurs, on m’a toujours dit que je lui ressemble, ma mère Josée. Cela me plait. Je veux lui ressembler davantage dans son caractère de femme forte, responsable, héroïque.
J’ai déjà hérité de ce caractère car je suis rapide et responsable quand je fais mes petites tâches à la maison. J’évite d’être en retard surtout en classe, et les profs m’aiment beaucoup. La seule chose qui gâche mon bonheur à l’école est mon dégoût des mathématiques. Je ne les aime pas. C’est ma bête noire. Et j’ai toujours été en conflit avec les profs de maths. Je ne le regrette pas. L’essentiel est que je brille dans d’autres cours. Si les maths étaient le tout, je ne serais pas actuellement en 6ème année primaire. Je me rappelle combien les autres élèves se moquent toujours de moi quand j’ai la plus mauvaise note en maths. Mais maintenant, j’ai su m’accepter comme tel. Je mets tous mes efforts en langues et Lettres, c’est ma passion.
Je vais toujours à l’école avec Thérence, mon frère et mon ami. Thérence est un garçon vigoureux, costaud, et presque toujours en bonne santé. Il est très habile dans les travaux manuels même les plus difficiles que beaucoup d’autres craignent à ses 10 ans. Au cours de l’été, il transporte souvent avec une brouette bien chargée de briques lourdes de quelques kilomètres au domicile quand il s’agit des travaux de chantiers. Je l’admire beaucoup. Gaucher de naissance, les enseignants le maltraitent toujours pour l’obliger de changer de main d’écriture. Il essaie de changer mais cela n’aboutit jamais. Tout cela décourage Thérence qui se contente désormais de dessiner des chats et des chiens pendant que les enseignants donnent des matières. Ils s’en fichent ! Nous l’aimons en classe de par ses dessins mignons et presque parfaits. Et à l’école et en dehors, Thérence et moi sommes toujours ensemble comme de petits gamins innocents, des copains complices.
Je me souviens du jour où j’ai gravi un grand arbre. Je monte à la vue de Thérence. J’espère me balancer doucement avec l’arbre qui devra se pencher pour que je pose mes pieds sur le sol, tel un parachutiste. Mon œil ! Tout tourne au vinaigre. L’arbre se casse. Je tombe de toute ma masse. Je perds ma conscience, je ne sais plus où je suis, ni ce que vont devenir les treize chèvres que je garde.
Heureusement que je suis avec un ami qui est conscient quand je suis inconscient : Thérence. Il me conduit à la maison, en toute douceur et tendresse, mes chèvres et moi. Je ne suis pas en mesure de raconter à mes parents l’accident forestier que j’ai connu. J’ai mal au ventre, j’ai mal au dos, j’ai mal partout. Thérence dira tout, peut-être. Il le dit à mes parents. Ils me regardent. Je les regarde aussi. Je comprends leur sidération. Leur fils que je suis a peut-être frôlé la mort par ses sales caprices d’enfants. Je suis parfois turbulent. J’assume.
Ma mère me regarde, elle est prise entre moquerie et compassion d’une mère. Elle prend soin de moi malgré mes caprices. Je garde ce souvenir de Thérence et moi, ce souvenir de bienveillance et de fraternité.
Pourtant, mon cœur est déchiré, brisé et broyé depuis le jour que mon histoire et Thérence a pris fin. Je mens : notre histoire n’aura jamais de fin. Mais c’est vrai, je déplore notre histoire d’enfance. Je me souviens de Thérence qui est mort quelques années plus tard, écrasé par un camion insolent. Maudit soit ce camion.
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Dans le coin, on l’appelle Cerise. Je ne connais pas son vrai nom. C’est un type d’Arès, un tout petit mec rondouillard qui a toujours un béret vissé sur la tête. Aujourd’hui, il a la soixantaine bien tassée. On pourrait croire que son surnom lui vient du fait qu’il piccole mais non puisque ça date de l’école primaire. C’est parce qu’il rougit facilement et qu’il a un visage tout rond. Il se parfume beaucoup. Il est employé par mon beau père, plusieurs jours par semaine. Il s’occupe de la propriété, coupe le bois, tond le gazon, s’occupe du bois mort, de réparer les grillages quand les sangliers les ont défoncé, répare le tracteur, etc. Il y en a des choses à faire dans la grande propriété des mes beaux parents. Cerise est toujours souriant et toujours accompagné d’un horrible petit chien blanc teigneux qui gueule sur tout le monde. Quand je le croise ailleurs que chez mon beau père, je lui dis bonjour mais il ne me répond jamais. C’est un type qui n’a pas eu une vie facile. Il a travaillé toute sa vie comme forestier. Sa première femme s’est pendue et la seconde s’est barrée avec un copain à lui. Il a deux grands enfants qui s’en sont « bien sortis ». La fille est secrétaire chez Thales à Mérignac et le fils est mécano. Maintenant il est à la retraite. Quand sa mère est morte, avec ses frères ils ont vendu sa maison, une vieille bicoque pas très loin de l’eau et ils en ont tiré un très bon prix. Lui il a touché 300 000 euros et il était un peu encombré avec cet argent. Il s’est racheté un 4/4 neuf et un petit mobil home.
Susie
par Juliette
Mario
par Oriane
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Suzie a 22 ans, elle étudie la médecine. C’est une jeune fille rayonnante, douée d’innombrables talents. Elle a une allure petite et musclée, un visage plein de tâches de rousseurs. Elle a de beaux cheveux noirs et bouclés qui la distinguent des autres depuis toujours. Suzie a le cœur sur la main, se dévoue pour tout le monde, et est particulièrement attachée à sa famille. Elle laisse paraître une vie parfaite. Pourtant Suzie est rongée par de nombreux démons intérieurs qui s’expriment par des émotions excessives de colère depuis son enfance. C’est une lutte permanente avec elle-même qui l’habite, mais Suzie la fuit.
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Elle n’était pas très grande. Ni très jolie. Elle-même ne se trouvait ni l’un ni l’autre. Malgré tout, elle possédait un indéfinissable charme, irrésistible quand elle se laissait aller, indécelable quand elle s’effaçait. Si on ne la connaissait pas, elle pouvait paraître froide ou ennuyeuse. Par peur de blesser, par pudeur, par peur du jugement et de l’abîme, inhérent à l’utilisation du langage, qui sépare ce que l’on pense de ce que l’on dit, elle donnait rarement son avis. C’est cette apparente indifférence, distance, que les autres pouvaient sentir de prime abord. Sa retenue première cachait en fait un regard acéré et lucide sur ce qui l’entourait. Sa clairvoyance la rendait vulnérable et poreuse aux émotions des autres, sans savoir comment les gérer, en plus des siennes.
Pourtant, lorsqu’elle sentait qu’elle pouvait avoir confiance, cette froideur fondait comme neige au soleil. La chaleur émanait d’elle, Marion se révélait drôle, malicieuse, pleine d’entrain et de compassion.
Mais sa conscience aïgue de la réalité et du temps qui passe faisait naître chez elle un sentiment de solitude lancinant. Elle se sentait seule. Toujours. Quand elle était avec les autres, quand elle s’amusait. Plus elle vieillissait, plus le gouffre qui la séparait des autres se creusait. Elle avait l’impression qu’une glace invisible lui permettait de voir le monde des gens qu’elle côtoyait sans jamais pouvoir l’atteindre. Comme s’il lui manquait quelque chose. Pour elle, l’altérité était à la fois une protection, un manque et une source d’angoisse.
Portrait d’une inconnue croisée dans le bus
par Cécile
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Visage maquillé. Rouge à lèvres sombre qui se marie parfaitement à son teint mat. Un air digne, presque méprisant. Elle se tient droite, comme si elle avait l’habitude d’affronter des tornades. Elle a choisi, comme le chêne, de résister sans ployer, sans plier. Elle a mal aux pieds. Ses talons trop hauts blessent aussi son dos. Elle le sait, mais ça fait chic. Comme si elle voulait compenser, en s’élevant, son côté terre-à-terre. C’est pour se rassurer qu’elle arbore toutes les marques d’une beauté artificielle. Toujours maquillée, bien habillée. La voir sans fond de teint serait comme la voir nue. Elle aime ce temps le matin passé à changer son image et à choisir ce que les autres pourraient voir d’elle. Ce rituel est une armure. Sous le trait d’eye-liner précis, sous la poudre qui unifie, il y a ce qu’elle ne veut pas montrer. La fatigue, peut-être. Ou bien cette infime fêlure qui menace, par moments, de se transformer en crevasse. Se regarder dans le miroir est un acte méthodique, presque chirurgical : elle sculpte, elle gomme, elle redessine. Elle ne sort jamais sans s’être recomposée. Ce soir, en rentrant, elle enlèvera tout. Elle déposera son sac avec un soupir, massera ses chevilles endolories. Elle regardera son reflet. Peut-être prendra-t-elle une minute pour observer celle qu’elle est, sous la façade. Une minute seulement. Demain matin, elle recommencera.
PETITES FICTIONS D’APRÈS PORTRAITS
Diabolo fraise
par Angeline
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Megan regarde l’heure sur son AppleWatch. Il est 13h23, elle est en avance de 7 min. Elle s’installe à la table la plus reculée du café, loin du bruit des cafetières et du tintamarre de la vaisselle. Après avoir soigneusement posé son long manteau noir sur le dossier de la chaise, elle sort de son sac pochettes cartonnées, carnets et impressions. Elle sort son stylo plume et note une idée née sur le chemin du café. Ses armes disposées et prêtes à l’emploi sur la petite table ronde, elle soupire. Elle n’aime pas les travaux de groupe, elle a toujours préféré travailler seule, et la voilà pourtant assise au Café des Arts à attendre Nina, son binôme. Elles sont dans le même cursus de littérature depuis 2 ans et s’assoient côte à côte en amphi depuis quelques mois. Megan fronce les sourcils en y repensant. Pourquoi l’avoir choisie parmi tous les autres ? Ce n’est pourtant pas la place qui manque. Donc forcément elles se sont mises ensemble pour ce travail. Elle espère pouvoir finir ce dossier rapidement, elle ne veut pas prendre de retard sur son planning minutieusement tissé. Perdue dans ses réflexions, elle attrape machinalement son gloss du moment, rouge groseille goût myrtille, et se l’applique sur les lèvres. Alors qu’elle regarde l’heure, Nina déboule avec grand fracas, 5 min en retard.
Elle s’installe en face d’elle en s’excusant de son retard qu’elle explique en maintes anecdotes, pendant qu’elle jonche la table de post-it et de notes diverses et colorées. Megan ne l’écoute pas. Elle est comme ça Nina, se dit-elle, elle arrive comme une tempête, toujours souriante, sa besace remplie de rêves et de passions, et accompagnée d’innombrables fournitures colorées. Elle a tant d’énergie, c’est insupportable. Megan est déjà drainée à peine leur rendez-vous entamé. Heureusement pour elle, le serveur coupe Nina dans son récit de vie. Megan commande un thé vert à la menthe, comme à son habitude, et sa camarade demande joyeusement un diabolo fraise.
Son retard oublié, l’heure est dorénavant au travail. Megan sourit, les cours font partie des intérêts privilégiés de Nina : une fois lancée, rien ne peut la déconcentrer. Ce dévouement à la tâche est bien la seule chose qu’elles semblent partager, « tant mieux » se dit Megan. Elles discutent des différentes pistes de recherche avec lesquelles elles sont chacune venues, partagent quelques références littéraires et se décident sur un plan structuré tout en sirotant leurs boissons tout juste arrivées sur la table, le thé fumant, le diabolo dégoulinant. Soudain, une lueur éclate dans les yeux de l’enthousiaste étudiante. C’est un regard que Megan a appris à reconnaître au fur et à mesure du temps passé à subir ses lubies entre deux cours : une de ses passions passagères vient de surgir. Elle attend patiemment la sentence irrévocable et écoute sans surprise « On pourrait utiliser une des œuvres de Sylvia Plath ». Nous y voilà pense-t-elle, elle en était sûre, la poétesse est la fixette de sa partenaire depuis 2 semaines. Elle aurait beau lutter, elle sait que leur dossier sera habité par la poétesse contre sa volonté. Elle lève les yeux en l’air en un soupir et lui demande comment, pourquoi, justifications, et arguments.
Nina développe alors sa proposition en plongeant dans le récit de l’œuvre et de la vie de l’écrivain. Megan l’écoute attentivement. Son plaidoyer est construit, clair, intéressant, pertinent. Elle se surprend à se laisser convaincre par cette fille dont le visage s’est fait de plus en plus grave à travers son histoire. Son sourire a laissé place à des sourcils froncés, concernés, quand elle aborde les thèmes sombres de la poétesse, son mal-être, son suicide, sa relation avec sa mère. On peut deviner à la façon dont elle en parle, complètement absorbée, que ce sont des souffrances qui la touchent, auxquelles elle n’est pas étrangère. Après le récital d’un ultime poème, elle marque une pause. Elle relève les yeux et regarde celle pour qui elle avait entamé ce récit. Ses yeux reprennent alors leur éclat habituel, laissant loin derrière les iris ses sombres nuages. Ses joues prennent une douce couleur rose et ses lèvres s’étirent en un sourire gêné. C’est comme si elle revenait à la vie. Elle rit nerveusement et demande timidement « t’en penses quoi ? ». Megan se rend alors compte qu’elle souriait, et que, elle aussi, s’était retrouvée figée dans le temps, suspendue aux lèvres de Nina. Surprise de l’avidité avec laquelle elle l’avait écouté, elle se dit que peut-être il y avait plus derrière les sourires de cette bruyante compagnie que ce qu’elle pensait, et que, peut-être elles pouvaient se comprendre. Elle sourit, peut-être venait-elle de se faire une amie. Elle valide son idée et propose de boucler cette session de travail en allant partager un repas. Nina saute alors de sa chaise prête pour ce moment de partage inattendu, et Megan se lève pour régler son thé devenu froid et le diabolo fraise.
Le club de lecture
Par Estelle
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Calme, paix et tranquillité. Des valeurs clés à mes yeux. Enfin ça, c’était jusqu’à ce que je rencontre Nina et son énergie bien trop solaire à mon goût. Grâce, ou à cause d’elle, je me retrouve dans un tout nouveau club de lecture.
– Ah, te voilà Eliott ! Tu es bien en avance pour quelqu’un qui n’avait vraiment pas envie de sortir de chez soi.
Elle me sourit, l’air de me taquiner, les yeux brillants. A peine arrivé, déjà attaqué. La soirée va être longue.
– Je n’allais quand même pas rater l’échec que promet d’être ton … club.
Ce club de lecture, c’était son idée. Soi-disant indispensable pour rétablir la cohésion entre étudiants, soi-disant primordial pour redorer le blason de la lecture auprès de tous. D’une, rien ne vaut un bar pour sociabiliser avec beaucoup de monde. Enfin ça, c’est sans moi. De deux, si elle aime tant lire, qu’elle le fasse comme elle l’entend, pas besoin de m’embêter sans cesse avec ses idées farfelues. Ah, peu importe. Je suis déjà là de toute façon. L’air blasé, non sans un soupçon de regret, je lui annonce :
– Il est 18h. Je reste une heure tout au plus.
– Quoi c’est tout ?! Mais on va bien s’amuser ! Tu vas voir, ça sera super intéressant, j’en suis certaine !
Une mine de chien battu au visage, elle essaye de me motiver. Elle tient tant que ça à ma présence ? Ma parole, ce qu’elle peut être tenace.
– Je suis venu, c’est déjà énorme. N’abuse pas non plus. D’ailleurs, au lieu de t’acharner sur le sort du pauvre et faible étudiant que je suis, vas donc ouvrir la porte, il y du monde.
– Faible ? Toi ? Elle s’esclaffe. Quelle blague !
Ses yeux noisette ne manquent pas de me dévisager, corps et âme. Mais c’est qu’elle se moque de moi en plus ? J’aurais dû rester à la salle, j’ai écourté ma séance juste pour ses caprices. Ah, quel idiot.
Nina se lève et va accueillir les nouveaux entrants. Grâce à sa force de persuasion, elle a pu emprunter un coin de la bibliothèque universitaire même après l’heure de fermeture. D’après ses dires, une salle de cours aurait été trop froide et peu accueillante. Elle a beau être casse-pieds, elle est l’exemple parfait de tout ce que l’Homme est capable de faire avec un minimum d’enthousiasme et d’ambition. Ici, la lumière tamisée est enveloppante et chaleureuse et les sièges sont confortables. Assis en bord de table, les yeux maintenant rivés sur mon livre, je les entends arriver. Tous entrent un par un, le regard intimidé par ma présence, comme s’ils pensaient être au mauvais endroit. Quoi, je n’ai pas le droit d’aimer les livres et la musculation ? Laissez-moi profiter des rares choses qui me mettent du baume au cœur. Je les regarde s’installer, le visage neutre et impassible. Nina s’assoit à côté de moi en essayant de garder le sourire pour cacher sa légère déception. En tout, quatre participants, elle inclue. Je lui lance un regard furtif, un petit sourire en coin lui rendant sa taquinerie antérieure. Je lui avais dit que ça serait un raté.
Nina se racle la gorge et entame les présentations.
– Bienvenue. Moi c’est Nina, en master 1 de psychologie. J’ai créé ce club dans l’optique d’avoir un moment ludique et de détente en dehors des cours. Je n’ai pas encore fixé de direction bien précise pour ce club, on peut d’abord tous se présenter et on avisera après.
Bien que Nina soit souriante, personne ne parle. Après un moment de silence, elle me fixe et me donne un petit coup de coude. J’enchaîne donc, le visage neutre :
– Eliott, 21 ans, master 1 en langues. Pas d’attente particulière, pas de requête particulière.
Nina me lance un regard désapprobateur mais encourageant. Après un léger soupire, j’ajoute donc :
– J’aime beaucoup lire dans mon temps libre. Tout type de livres.
Le jeune homme en face de moi prend timidement la parole.
– Je suis Grégoire, en licence 3 de biologie végétale. Je me suis permis d’emmener ma petite sœur avec moi, mes parents travaillent tard et je ne voulais pas la laisser seule à la maison… Pour ce qui est du club, je me suis inscrit pour faire des découvertes car je n’ai pas beaucoup de connaissances en littérature, je suis donc ouvert à tout.
Grégoire donc. Je le croise parfois à la bibliothèque universitaire. Un jeune homme élancé, très maigre, ses iris noirs intense accordés à ses vêtements affichent toujours un regard fuyant, presque meurtri. Souffrant de sa solitude mais vite submergé par la foule tout comme moi, lui au moins sait s’effacer aisément tel une ombre. Un contraste flagrant avec sa petite sœur, pleine de vie et d’entrain.
– Moi je m’appelle Louise, j’ai 8 ans et Grégoire c’est mon grand frère ! J’aime bien quand maman me lit les livres de Bécassine, c’est drôle ! J’aime bien Franklin aussi ! Promis de archi promis je resterai sage comme une image !
Nina fait un sourire bienveillant.
– Comme nous venons d’horizons différents, on peut essayer de trouver un thème qui nous intéresserait tous. Ensuite, on pourra choisir un livre ou un auteur en lien avec ce thème et s’attarder dessus, si ça vous convient bien sûr.
– Ça me va, toi aussi Louise ?
– Oui !
– Pas d’objection.
Chercher un thème en commun c’est bien, mais avec une petite de huit ans, difficile de trouver des livres stimulants. Du coin de l’œil, je vois que Nina se creuse aussi les méninges pour trouver un bon compromis entre nous quatre. Tout doucement, Louise me demande :
– Dis-moi, le monsieur tout musclé…
– Eliott.
– Dis- moi, Eliott, tu lisais quoi avant qu’on arrive ?
– Ça ? C’est un recueil des aventures de Sherlock Holmes.
– C’est quoi ce cher-loque truc ?
– Sherlock Holmes. Un détective. Ses histoires se passent dans l’Angleterre victorienne.
– Un détective ! Et il doit résoudre des mystères et attraper les méchants ?
– En gros, oui.
– Trop cool !
Comme frappés par un éclair de génie, les yeux de Nina s’illuminent.
– À tout hasard Grégoire, est ce que tu aimes les romans policiers ?
– Je suppose, j’ai lu quelques Agatha Christie, c’était assez prenant.
– Le voilà notre premier fil conducteur ! Les histoires de détective !
Grâce à Louise, nous avons maintenant un sujet. Après discussion, nous avons fixé un prochain rendez-vous dans deux semaines, le temps à chacun de trouver un livre ou une histoire qui nous plaise, le but étant de la présenter aux autres. Cette idée me convient. Je vais piocher dans ma collection personnelle, Ah, il me semble même avoir lu une histoire sur un détective scarabée en primaire, ça pourrait plaire à Louise. De plus, j’ai un paquet de livres d’Agatha Christie, Grégoire sera sûrement inspiré. Et ça sera une occasion pour moi de finir les recueils de Sherlock Holmes. Quant à Nina… Oh, elle me fera bien vite part de ses goûts et envies d’elle-même, je suis sûr de pouvoir lui trouver de quoi faire son bonheur.
Mon expérience de lecture intéresse Grégoire et Louise bien plus que je ne le pensais. On dirait vraiment deux gamins devant une nouvelle boite à jouets. Enfin, l’une d’entre eux est littéralement une gamine. C’est rafraîchissant de voir Grégoire se détendre. Comme transformé, ses yeux sont maintenant pétillants, remplis d’intérêt et de curiosité, sa façade morose bien loin de lui. Sans m’en rendre compte, mon attitude aussi se détend. Nous parlons longuement, esquissant quelques sourires de temps à autres. La naïveté enfantine de Louise est parfois déroutante mais cela nous fait tous rire, elle y compris. Nina est drôlement calme ce soir, surtout pour quelqu’un aussi passionnée qu’elle. Parfois, je sens son regard posé sur moi, un doux sourire de contentement et de sérénité aux lèvres. La soirée passe tranquillement, le temps défile à notre insu. Bientôt, nous clôturons cette première rencontre du club de lecture, Grégoire et Louise rentrant de leur côté, Nina et moi nous dirigeant vers son arrêt de bus.
– Et bien Eliott, je ne savais pas que chez toi une heure équivalait à deux heures et demi ! elle rigole tendrement. Plus sérieusement, quels sont tes retours après cette première réunion ?
– Tu me demandes vraiment ?
– Comment ça ? Oui, je te demande vraiment.
– Vu le temps que tu as passé à me regarder plus qu’à t’investir dans ton propre club, je pensais que tu aurais déjà trouvé la réponse.
Elle rougit.
– C’est que c’est tellement rare de te voir sourire comme ça aussi, je devais absolument marquer ma rétine au mieux, qui sait dans combien de temps je vais revoir cette expression sur ton visage.
– Sûrement dans deux semaines, enfin si Grégoire vient.
– Tu as l’air de bien l’apprécier.
– Faut croire. Je le croisais souvent à la BU. On n’a jamais échangé, mais je voyais toujours son air fermé et triste, c’est agréable de le voir se décontracter de la sorte.
– Ça vaut pour toi aussi Eliott.
– Je souris si peu que ça ?
– J’ai beau essayer de mon mieux pour te faire ne serait-ce qu’esquisser un petit sourire en coin, mais jamais je n’y arrive !
Nina lève dramatiquement les mains au ciel en signe d’abandon. Elle ajoute :
– Tu sais, sourire te va bien. Tu devrais le faire plus souvent.
– Juste pour toi ? Pff tu rêves.
On se regarde, je lui souris sincèrement. Un bruit de moteur, son bus arrive. J’hésite. Elle sort sa carte, prête à monter. Finalement, je l’arrête.
– Ah Nina, dernière chose.
– Quoi ?
– Merci… de m’avoir invité à ton club de lecture. Et désolé, je retire ce que j’ai dit plus tôt. Ton club de lecture, il est très bien.
Nina écarquille les yeux, surprise par ma soudaine franchise. Les joues rosies, elle me lance un tendre et grand sourire plein de satisfaction avant de monter dans le bus.
Calme, paix et tranquillité. Des valeurs toujours clés à mes yeux. Enfin ça, c’était avant que le club de lecture en ajoute une quatrième : partage.
23 juin 1967
par Ymane
Le cantique du salaud
par Jean Marie Vianney
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On a eu de la chance, le temps était doux. Un petit sac avec l’essentiel : duvet, casque, gourde et quelques outils, sans oublier le plus important, caramel, cartes et allumettes. J’ai enfourché ma bicyclette pour descendre jusqu’aux quais. On s’y était donné rendez-vous à 8h30. Quand je suis arrivée, il était 8h24 à ma montre. Jean, Éric et Nina étaient déjà là. Ils avaient déployé la carte de France pour vérifier l’itinéraire. Celui-ci était tracé sur un calque apposé par-dessus pour ne pas abîmer la carte des parents de Fabrice. Oui, je crois bien que Fabrice était là aussi. Sous le regard intéressé de Nina, les garçons évaluaient une dernière fois la pertinence du chemin sur lequel on s’était mis d’accord. Nina, c’était la petite nouvelle. Elle s’est découvert une passion en assistant par hasard à une épreuve du tour de France, l’année dernière et a décidé de rejoindre notre peloton d’amateurs. Son objectif était clair, le maillot jaune de Lucien Aimar ! Nul doute qu’elle avait encore beaucoup de chemin à parcourir. C’est son premier grand départ. De la Charente à la Belgique puis le retour, le tout à bicyclette et en bivouac. Le début d’une sacrée aventure. Un pèlerinage vers les frites, la bière et le chocolat.
ric avait pensé à faire quelques commissions : des pommes et du pâté de campagne. On trouverait le pain en chemin. Nina avait emmené de la chicoré pour les matins compliqués et Jean encore quelques outils juste au cas où. J’ai eu du mal à comprendre à quoi aurait bien pu nous servir une scie… On a discuté un moment tous les quatre en attendant Yvon, enfin tous les cinq, il y avait Fabrice aussi ! Yvon c’était l’éternel retardataire, celui-là était toujours en retard quelle que soit l’occasion. Il a fini par arriver à 8h42, le sac rempli de cigarettes ramenées d’Espagne. Il aurait quand même dû garder de la place pour ses gourdes et ses caleçons ! Quoique sa gourde n’aime pas trop pédaler. Tout le monde était prêt, il était temps d’y aller.
Les pieds soudées aux pédales, c’est moi qui guidais le groupe le long de la Charente, au moins jusqu’à Cognac ou on avait prévu de pique-niquer. Ensuite ça sera Angoulême, Confolens, Bellac, Argenton-sur-Creuse, Bourges, Gien, Fontainebleau, Maubeuge, Namur et Bruxelles. Ah oui, et Compiègne aussi. Sur le chemin, on entendait depuis la rue la radio dans les bistrots. Les chansons du moment rythmeraient notre route durant notre long mois de voyage. All you need is love, Respect puis la météo A Cognac, on n’a pas déjeuner au bord de l’eau mais dans les jardins de la mairie où je me suis mariée l’an dernier. J’avais seulement 19 ans et je n’ai pas vraiment eu le choix que d’épouser ce gars-là. Un couvreur triste et rabougri, bien campagnard, toujours en charentaises. Ce 23 juin 1967, je m’en souviens comme d’hier, c’est le jour où j’ai repris ma liberté.
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Il est 23h. La nuit avance. C’est le silence qui règne à l’extérieur. Seuls les rauques cris de crapauds insolents se font entendre. Je suis au lit aux cotés de mon grand frère Loïc. Nous chuchotons de petites choses inutiles, mais rigolotes, des histoires drôles d’enfants. J’entends de loin quelqu’un chanter. Tantôt il chante, tantôt il se tait. Nous nous taisons, mon grand-frère et moi.
– Lambert, C’est notre papa, murmure Loïc.
Il chante une chanson bizarre mêlée de philosophie et de théologie : « Personne n’ira au ciel sauf celui qui s’est lavé du sang de Jésus », chante-t-il.
– Chez nous quand Papa arrive, on dirait un animal féroce qui nous menace, se plaint Loïc.
– Eh bien, c’est vrai ! Mais le papa de chez les voisins est différent ! Quand il arrive, les enfants se bousculent joyeux pour l’accueillir !
Bam ! Bam ! Des coups de pieds sur la porte ! Nous nous couvrons tout de suite de notre sale drap puant d’urine pour que Papa ne se rende pas compte que nous étions encore éveillés. Telles les souris qui s’aperçoivent du chat.
Ma mère avait déjà pris sommeil. Mais c’est elle qui va devoir supporter les coups de son mari. Elle met son pagne noir et va ouvrir. Paf ! Une gifle sur la joue de ma mère. Elle pousse un cri aigu et piteux. Nous entendons, Loïc et moi. Nous craignons notre père. Je me demande pourquoi ma mère doit toujours être victime de cette odieuse ivresse de mon père. Je les entends en train de se bousculer à la porte, ma mère essayant vainement de se défendre. J’entends ma mère tomber par terre.
Je me sens dépassé, révolté. Je mets mon vieux petit caleçon bleu et un petit t-shirt noir. Je me lève doucement. Heureusement que mon père est déjà entré dans la chambre. Ma mère gît sur le sol. Elle pleure. La scène déchire mon cœur. Je pleure aussi. Mes larmes se mêlent à celles de ma mère innocente. Je la relève avec tendresse et la fais asseoir. Je sens la rage monter en moi. L’envie de venger un jour ma mère. J’attends de grandir encore. Et ce que je ferai de mon père ne sera pas le plus plaisant de tous les actes.
La rencontre
par Isabelle
La destination
Par Juliette
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Eliott est à fond le nez dans son livre. Sa séance de culturisme a bien apaisé son esprit. Confortablement assis dans cette bibliothèque, le traité de phénoménologie de Hegel entre les mains, il sent un doux rayon de soleil qui lui caresse la nuque en passant à travers la grande baie vitrée du bâtiment. Il est calme et serein.
Enfin…il était…parce que maintenant, ça remue, ça parle, ça caquète même là, tout proche de lui! Et ça bouge, et ça s’extasie, mais putain, quel genre d’être vivant peut foutre un bordel pareil!
Un sac vient d’être balancé sur la table à côté de lui, une tasse de café est à moitié renversée, et ça s’agite pour éponger, ça s’excuse, ça rigole de tant de maladresse! Quel toupet!!!
« Bonjour, je m’appelle Nina ! Ouah, la phénoménologie de Hegel, j’adore! Tu en es où? »
Eliott soupire. Il voudrait finir son chapitre, il doit partir pour aller déjeuner. La pensée de sa mère qui l’attend, dans cette grande maison vide et silencieuse, lui traverse l’esprit. Il n’a pas le temps de parler, ni l’envie. Et puis elle en fait un peu trop cette fille, à l’accoster comme ça, sans aucune retenue.
Et elle continue comme si de rien n’était, en lui lançant, admirative : « tu fais quoi comme sport? On voit que tu t’entretiens côté corps! Un esprit compliqué dans un corps affûté, j’adore! Moi, j’ai fait de la capoeira pendant trois mois, je me suis éclatée! Là, je tente un nouveau sport qui est en train de faire parler de lui, le hockey subaquatique! Tu connais ? C’est du hockey, sous l’eau, en apnée… »
Eliott n’en revient pas. Mais elle est complètement frapadingue cette fille! Le rayon de soleil qui lui caressait la nuque s’est enfui. Ses pensées reviennent à sa mère, qui doit être en train de siroter son thé avec ce pauvre Toby sur les genoux. Par contraste, cette fille… Nina, a l’air d’autant plus vivante face à l’image de Maman, presque momifiée sur son canapé avec son chien empaillé!
Eliott repose son livre, prend ses affaires et sort sa carte de bibliothèque. Il doit y aller, mais pendant un bref instant, il hésite! D’autant plus qu’après le déjeuner, il a promis à Cerise, le jardinier de Maman, de s’occuper de Tequila, son horripilant petit bichon maltais. Là aussi, quelle histoire ! Maman parle trop. Elle a tout raconté au jardinier, pour lui expliquer qu’Eliott pouvait rendre sa peine plus supportable. Et Cerise l’avait aussitôt appelé, implorant son aide pour que tequila soit figé dans l’éternité. Il lui avait précisé : tu sais, sur le dos, les 4 pattes en l’air, comme quand elle cherchait à jouer ou à quémander une caresse… c’est l’image que je veux garder d’elle ». Il avait des trémolos dans la voix, et Eliott n’avait pas pu refuser. Comme à chaque fois, il se sent investi d’une mission. Soulager la peine de celui qui a tout perdu !
Après tout ça, il ira faire une bonne séance de sport pour se vider la tête. Parce qu’après tout, sous sa carapace d’intello aux faux airs supérieurs, se cache un grand sensible.
Peut-être était-ce ce que Nina avait perçu, avec sa sensibilité d’écorchée vive. D’ailleurs, Eliott remarque que le regard de cette dernière s’est imperceptiblement voilé. Elle tient deux livres d’enfants entre les mains. Elle lui parle maintenant sur un ton mécanique, comme si son esprit était loin : « Ah, tu t’en vas ! Je dois y aller aussi ». Puis semblant revenir à elle, elle lui lance sur un ton plus léger mais sans appel : « On n’a qu’’à partir ensemble! Comme ça on pourra continuer à discuter». Et comme Eliott ne sait pas dire non…
Ils vont côte à côte emprunter leurs bouquins, puis descendent ensemble l’escalator qui mène au rez-de-chaussée du grand bâtiment. Comme Nina reste étrangement silencieuse, Eliott se sent déstabilisé, et tente une question : « C’est pourquoi ces livres pour enfants ? Pour tes études ? Tu travailles avec des enfants ? »
« Non » lui réponds Nina d’un ton détaché. « C’est pour Lambert, le petit garçon que je garde quelquefois. Il adore les histoires. Il stresse beaucoup à cause des maths, il a peur de ne pas y arriver à l’école. Alors je lui emprunte de belles histoires pour le faire rêver ».
Décidément, cette Nina est intrigante ! Mais il y a Maman…la mission Tequila…la salle de sport… Eliott donne congé un peu brusquement : « bon je te laisse, mon tram arrive ! »
Nina regarde Eliott monter dans le tramway, puis ses yeux voguent au loin. Soudain son regard change, il devient dur et résolu. Elle décroche son vélo de la borne où elle l’avait garé, met son sac sur le dos, et attache son casque. Elle aussi a des choses importantes à faire. En rejoignant le flot incessant de la circulation, elle réfléchit à la violence du monde dans lequel elle vit. Les voitures roulent vite, faisant à peine attention à elle, plus vulnérable en deux-roues. Il ne fait pas bon d’être trop fragile se dit-elle. Si elle-même a appris à composer avec cette violence, son esprit revient sur Lambert, petit garçon sensible et peureux. Puis sur son alcoolique de géniteur. Une déjection de l’humanité, qui traverse la vie tel un rouleau compresseur, broyant tout ce qui se trouve sur son passage, sans aucun égard pour les êtres délicats qui l’entoure. Cette injustice la révolte. Oui, elle a appris à composer avec ce monde, mais elle a surtout appris que la violence appelle la violence. Et qu’il est grand temps pour le père de Lambert de recevoir sa leçon !
Nina, comme Eliott, se sent investi d’une mission.
La douceur d’Eliott contre la violence de Nina. Ces deux là étaient donc faits pour se rencontrer, peut-être en s’alliant pourraient-ils, à leur mesure, tenter de rééquilibrer ce monde qui les entoure et les plonge parfois dans un profond désarroi ? Peut-être…
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Suzie referme la porte de son appartement, puis s’introduit dans l’ascenseur. Cela fait déjà deux semaines qu’elle a emménagé ici. Elle a passé le premier semestre de sa quatrième année de médecine, en Belgique. Elle a d’ailleurs appris cette semaine que son semestre était validé. Elle est fière mais surtout soulagée car elle s’inquiétait de devoir retourner au rattrapage. Ses notes sont très bonnes, comme toujours d’ailleurs, mais cela ne lui enlève pas ses doutes. La sale période des examens est derrière elle maintenant. Pourtant elle sent bien cette boule dans son ventre qui continue de s’alourdir. Rien que d’y penser, un frisson lui parcourt le corps jusqu’à se nouer dans son cœur.
Suzie est rendue en bas de son immeuble et franchit le seuil de la porte. Elle inspire profondément. L’air est frais et une légère brise accompagnée d’un rayon de soleil caressent son visage.
Elle sait où elle veut se rendre et ce qu’elle compte y faire. Elle ne sait pas depuis combien de temps elle y pense, ni si elle s’y est réellement préparée. Elle préfère ne pas trop y réfléchir de peur de faire marche arrière. Alors elle emprunte le passage piéton devant elle et traverse.
Mais Suzie se sent étrange. Ses pas semblent plus certains que son esprit, qui progressivement se brouille. Elle essaye de se concentrer sur le paysage qui défile, sur le klaxon qui résonne derrière, sur le chien qui lui coupe la route ou encore le passant qui la salue. Rien n’y fait. L’ébullition dans sa tête ne cesse de grandir et le bruit assourdissant qui l’accompagne recouvre désormais le bruit de la ville. Pour la première fois, Suzie se met à écouter, non plus à l’extérieur mais à l’intérieur d’elle. Elle devait se l’avouer et arrêter de fuir. Le mal qu’elle ressentait depuis Noël, n’était qu’un petit bout de l’iceberg émergé: à travers ses dernières années, elle s’était embourbée dans un noir lourd et profond.
La larme qui avait perlée d’entre ses cils noirs à cette idée, se met à couler lentement sur sa joue tachetée de rousseur. Sa gorge se noue et Suzie s’efforce de ne pas se laisser couler, elle. Le paysage qui l’entoure n’est que souffrance et peine.
Une nouvelle vague la submerge, ne lui laissant pas l’espace pour respirer. Elle repense aux dernières semaines et les regards de ses proches défilent devant elle: les yeux vides de son copain déchiré; les regards méprisants de ses amies; les larmes de sa mère hurlant de détresse; le noir de désespoir des orbites de son père et la pitié de ses soeurs.
Elle revoit dans la glace ses propres pupilles vertes perçantes, luisantes de culpabilité, d’amertume et de mépris. C’est elle le poison. Elle ne peut plus se voir, elle est écoeurée par ce reflet.
Les voitures, les immeubles, les passants, plus rien n’existe. Elle est seule derrière son rideau de boucles brunes, foudroyée par son mal-être.
Mais elle avance, elle doit aller au bout de sa route, elle ne peut pas faire demi-tour. Ce qu’elle avait enfoui dans ses abîmes depuis toutes ces années, s’évacue par torrents sur ses joues salées. Sa marche ne faiblit pas, et son corps la transporte au tempo des battements de son cœur. Ils sont forts et résonnent dans sa poitrine. Elle les écoute attentivement, ce sont les cœurs de toute sa famille qui tambourinent et qui la portent.
Les contours du paysage se distinguent peu à peu, et le monde se reconnecte à elle.
Elle arrive finalement à sa destination. C’est la première fois qu’elle vient ici, et très certainement la dernière. Si Suzie n’était pas confiante en quittant son appartement tout à l’heure, maintenant, elle l’est. Elle écoute l’air pénétrer ses poumons, l’oiseau qui chante au loin, et ressent ses mèches de cheveux emportées par le vent, qui frottent ses oreilles. Elle se revoit, bébé, avec son regard malicieux, son sourire et ses bouclettes noires. C’est elle, c’est Suzie. Elle passe une dernière fois la main à travers ses boucles légères, à travers sa frange, et elle avance.
Une vingtaine de minutes plus tard, Suzie entend la voix féminine derrière elle lui souffler avec bienveillance : “Vous êtes prêtes à ouvrir les yeux ?”
Suzie est assise dans un fauteuil confortable, l’odeur de la pièce est fruitée, un doux bruit de sèche-cheveux berce l’ambiance chaleureuse. Doucement, Suzie entrouvre ses paupières. Elle se tient face à un visage. La structure du portrait est déconstruite, mise à nue, polie. Des boucles noires jonchent le sol, ce sont les siennes. La femme positionne délicatement un miroir derrière le crâne de Suzie, qui contemple de ses yeux verts, sa peau dénudée, claire et fragile. Suzie, apaisée, sourit. La coiffeuse ajoute avec tendresse avant de la laisser partir : “Portez le plus grand soin à votre précieuse tête et savourez chaque étape de la repousse sans oubliez que vous êtes belle. Vous aurez mérité ces jolies bouclettes. »
Une truffe dans le monde impitoyable de l’automobile
par Denis
Sylvia
par Alix
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Megan descend du bus. Elle est d’une humeur de chien. Pourquoi faut-il que le garagiste de ses parents soit dans ce bled paumé au bout du monde ? Ça va lui prendre toute la mâtinée. En même temps, c’est eux qui paient les réparations de la Mégane, donc elle a pas grand-chose à dire. Pendant tout le voyage, elle a ruminé. Cette Mégane qui a le même nom qu’elle, c’est l’ancienne voiture de ses parents. Ils l’ont achetée d’occasion alors que Megan avait huit ans. Ils disent qu’ils ont eu le coup de coeur pour cette voiture et qu’à l’époque, ils se sont décidés très vite, sans se rendre compte qu’elle avait le même nom que leur fille unique. Quand ils ont réalisé, tous les papiers étaient signés, c’était trop tard et puis cette voiture leur plaisait vraiment beaucoup. Quelle importance finalement ? C’est devenu un sujet de rigolade mais Megan, elle, au fond ça ne l’a jamais tellement fait rigoler, qu’elle soit comme ça, tout le temps, comparée à la bagnole de ses parents. L’année dernière, ils ont acheté un 4/4 BMW et ont refilé la vieille Mégane à Megan. La jeune femme devrait être reconnaissante envers ses parents qui lui ont fait une joli cadeau avec cette voiture mais en réalité, ça la met hyper en colère. Elle est jalouse du 4/4 dont ils sont si fiers et dont ils parlent à tout bout de champ, comme si c’était elle que ces salauds avaient remplacée par un autre enfant, le SUV de leurs rêves, intérieur cuir et tout le toutim. Elle déteste leur nouvelle voiture et elle déteste cette voiture qu’on lui a refilée et la première chose qu’elle fera quand elle travaillera ce sera de la bazarder et d’en acheter une autre. En attendant, elle doit s’en contenter. Elle marche jusqu’au garage. Elle se remet un peu de gloss goût Cherry sur les lèvres. Il fait beau, c’est toujours ça. A travers le dédale des voitures en réparation, elle trouve son chemin jusqu’au bureau et s’annonce. La dame appelle l’atelier:
– Titi, elle est prête la Mégane ?
– Je suis dessus. 15 minutes !
Megan sort du bureau pour aller patienter au soleil. Elle s’adosse à un vieux van WW sur cale, tourne son visage vers le soleil et ferme les yeux quelques secondes. Les mécanos lui jettent des coups d’oeil à la dérobée. Une dépanneuse se gare à côté d’elle. Le conducteur descend et dételle un 4/4 BM gris métallisé, le même que celui de ses parents. La porte passager s’ouvre, un petit chien blanc en surgit et vient lui aboyer dessus en faisant des petits bonds furieux.
– Arrête Maya ! Dit son maître en descendant à son tour. Vous inquiétez pas, elle est pas méchante !
Il fait bien de préciser parce qu’à première vue, elle a l’air très méchante au contraire. C’est un petit monsieur au teint rougeaud, visage rond et béret vissé sur la tête, la soixantaine. Il sourit à la jeune femme et appelle son chien qui ne veut rien savoir et continue d’engueuler Megan. Il finit par l’attraper et s’excuse en souriant. Ce type a l’air aussi placide que son chien est agressif. Un mécano arrive.
– Alors Cerise, qu’est ce qui se passe encore avec ton 4/4 ?
– J’en sais rien, moi. C’est toi l’garagiste ! Chui tombé en panne sur la 4 voix. Tout bloqué. Plus rien. Rideau !
– Je vais r’garder ça, dit le mécano ! T’as les clés ? Tu m’la laisses, jte rappelle en début d’après-midi.
– Et je fais quoi, moi? Je rentre à pied ?
– T’es un grand garçon Cerise. Ya bien quelqu’un qui peut venir te chercher, non ?
Le petit monsieur souffle. Son chien aboie.
– J’en veux plus de cette voiture. Tu vas me la reprendre. C’est bien la peine de sortir 40 000 euros pour une voiture qui roule pas.
Son chien sous le bras, le petit monsieur s’éloigne.
– Sacré Cerise ! C’est vrai qu’il a pas de chance avec son 4/4 . Bon, c’est vous la Mégane ? Elle est prête.
Megan roule vers Bordeaux. Maintenant, il pleut. Elle aperçoit le petit monsieur qui marche sous la pluie sur le bord de la route. Elle freine et s’arrête un peu plus loin. Dans le rétro, elle voit qu’il n’a pas compris qu’elle s’arrêtait pour lui. Elle sort de la voiture et lui fait signe. Il monte à l’avant et remercie chaleureusement Megan. Tout de suite, le chien, se remet à pousser des aboiements stridents. Sur la 4 voix, il y a beaucoup de trafic. C’est quand on est arrêté sur ces grandes routes qu’on se rend compte à quel point les gens roulent vite. Megan, perturbée par les hurlements du chien et la pluie battante calcule mal les distances en déboîtant et le SUV qui déboule derrière à fond la caisse, les double en klaxonnant et en faisant des grands signes indignés.
– Oui bah ça va… dit Mégane, t’as qu’à rouler un peu moins vite aussi, connard, avec ton 4/4 de merde ! Mégane s’excuse pour les gros mots. Le petit monsieur, son béret dégoulinant de flotte sur ses oreilles fait signe que c’est pas un problème. Le chien s’est tu. Il est en train de goulûment manger des croquettes dans la main de son maître. Il doit avoir une réserve dans sa poche. Il indique le chemin à Mégane. C’est pas très loin. Il habite dans un mobile home sur un petit terrain qu’il a acheté dans la forêt. Dans l’habitacle, ça sent un mélange d’odeur de soupe, de feu de cheminée, de chien mouillé et de parfum pour homme à laquelle il faut ajouter une légère note « croquette ». Megan se demande bien ce qui lui a pris de laisser monter ce type dans sa voiture. Il lui demande ce qu’elle fait dans la vie. Elle lui dit qu’elle est étudiante. Il parle de ses deux enfants qui ont des bonnes situations, de l’argent qu’il a touché à la mort de sa mère l’année dernière, qu’il n’avait jamais eu une telle somme et qu’il ne savait pas trop quoi en faire et ajoute, avec son petit sourire humble, que d’acheter ce 4/4, c’était pas la meilleure idée qu’il avait eu, qu’avant il avait un petit Toyota qui marchait très bien. Il la fait tourner sur une piste qui s’enfonce dans la forêt landaise et lui conseille de rouler lentement parce qu’il y a des trous. La piste est toute droite mais il faut faire des S pour éviter les nids de poule. Ils finissent par arriver à destination, un petit terrain grillagé au milieu de la forêt avec un mobil home planté au milieu. Il dit qu’il a acheté ça aussi avec l’argent de sa mère. Il remercie chaleureusement encore Megan pour sa gentillesse et lui dit de ne pas bouger, qu’il revient. Il ouvre la grille et trottine jusque chez lui, son chien à ses basques. Megan ouvre la fenêtre pour essayer de faire partir l’odeur. Elle hésite à repartir mais Cerise est déjà de retour. Il lui demande si elle aime la truffe. Megan adore la truffe. Elle en a mangé pour la première fois à Noël chez les parents d’une amie et elle ne s’en est toujours pas remise. Plusieurs fois, elle a voulu en acheter mais c’est pas dans ses moyens. Il lui tend dans un bocal en verre, une énorme truffe noire que son fils lui a ramené du Périgord.
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Comme tous les lundis matin depuis trois mois, le réveil de Sylvia sonne à 6h55. L’heure d’aller travailler au CROUS market. Quelques minutes lui suffisent désormais pour se préparer. Un jet d’eau sur le visage, un café amer préparé la veille, un coup de pinceau sur ses joues bouffies par le froid. Voilà son nouveau rituel matinal depuis son arrivée sur le campus de médecine de Clermont-Ferrand. L’air glacé de fin Novembre lui arrache les narines déjà sanguinolentes lorsqu’elle ouvre la porte d’entrée de son logis de fortune. « Quelle vie de merde, bordel » se dit-elle, tout en enfilant sa doudoune usée après avoir claqué la porte d’un grand coup. D’un pas peu décidé, elle se dirige vers son bâtiment de travail bétonné qui se fond à merveille dans la grisaille de ses pensées.
« Bonjour mademoiselle Berroni, j’espère que vous avez passé un bon week-end ! » s’exclame Corinne, sa cheffe quinquagénaire, avec un ton faussement amical. Si la pauvre vieille savait à quel point sa vie est sans saveur depuis qu’elle est tombée ici, elle arrêterait sûrement de lui poser ce genre de question à la con. Sylvia répond par un sourire forcé et machinalement, elle s’assoit sur son tabouret face à la caisse. Son séant a pris une telle ampleur que le pied du tabouret manque de céder lorsqu’elle s’affale dessus. Elle le sait, les fautifs sont les paquets de chips au cheddar et de bonbons acidulés qui s’accumulent dans ses placards. Après tant d’années de retenue, elle pensait que cela lui ferait du bien de lâcher prise sur son alimentation. Pourtant, ce micro-incident vient lui rappeler à quel point elle se laisse aller dernièrement, accentuant son mal-être. Mal être qu’elle tente de dissimuler en haussant la tête et recoiffant sa chevelure rousse dans une pince à cheveux polie. Celle que sa grand-mère danseuse étoile lui avait offert à ses 18 ans.
Vendredi dernier, elle a entamé l’inventaire de la boutique et estime que jusque-là c’est un sans-faute. Il n’y a donc pas de raison que Corinne lui fasse le moindre reproche à ce sujet. Alors qu’elle poursuit cette laborieuse besogne concentrée sur son écran de caisse, la petite dame aux lunettes en demi-lune vient interrompre sa quiétude :
« Vous vous êtes trompée sur l’inventaire des cookies vendredi. Vous n’avez pas compté ceux dans les congélateurs. Je vous prie de corriger cela au plus vite » lui somme Corinne dans un souffle fétide et vitriolique. Même une tâche insignifiante, elle n’est pas capable de la réaliser correctement, voilà ce que pensent Sylvia et Corinne à l’unisson.
Penchée dans les congélateurs au sous-sol, plus appliquée que jamais malgré son ras-le-bol général, Sylvia compte les cookies scrupuleusement. Elle est à nouveau coupée dans son élan lorsque Corinne, du haut de l’escalier, lui assène de remonter pour servir les premiers étudiants. Sylvia sent ses mâchoires se crisper mais tente de détendre son visage en remontant les marches deux par deux. Allez, on enclenche le mode automatique, il n’y a pas besoin de réfléchir ici se dit-elle pour se donner non plus de la contenance mais du courage.
La boule au ventre, la première cliente, une étudiante au teint cadavérique, se dirige vers la caisse de Sylvia. Aujourd’hui elle passe une partie des épreuves du concours de médecine. Pour tenter de se galvaniser avant l’abattoir, elle a décidé de s’octroyer un cookie tout choco. C’est le seul plaisir qui lui reste ces temps-ci, et aussi le best-seller de la boutique. Fébrile, elle tend le cookie et sa carte étudiante à l’hôtesse de caisse sans lui adresser un mot, sa gorge asséchée par le stress. Première étudiante du jour qui ne daigne même pas me dire bonjour, j’en ai de la chance, pense Sylvia presque à voix haute. Autrefois, aucun de ses élèves ne manquait ces marques de respect et tous l’adulaient. L’arrivée fracassante de son collègue Norbert dans la boutique vient la chasser de ses pensées nostalgiques. Toujours en sueur, l’air éternellement nonchalant et jovial, Norbert a la trentaine aussi tassée que ses épaules cachées sous sa veste de moto. Faisant mine d’être occupée avec l’encaissement de l’étudiante livide, Sylvia le salue distraitement. Au fond, elle est soulagée qu’il soit là, même après 45 minutes de retard (quotidiennes et qui ne perturbent jamais Corinne) et malgré la lourdeur de son personnage macho. Elle ne supporte plus d’être seule à seule avec ce petit bout de femme jamais à court d’idées pour l’emmerder. « Et ils sont beaux, et ils sont chauds et ils sont grooooos mes paninis jambon emmental » s’écrit Norbert tout en graissant les grilles de ses machines et disposant les pains sur celles-ci. Puis il se lance dans sa chorégraphie habituelle plus que douteuse après avoir monté la musique à fond. Tandis que Sylvia juge ses mouvements ridicules, ce rituel loufoque amuse toujours les étudiants sur le parvis de la fac à l’extérieur. Curieux, ils finissent quasiment tous par venir acheter les succulents paninis tout beaux tout chauds tout gros de Norbert. Tout en le regardant avec férocité et presque avec envie, Sylvia replonge à nouveau dans ses souvenirs. Elle se rappelle quand elle dansait devant ses élèves et qu’ils admiraient ses pas gracieux et bien cadencés. Ici, il n’y a rien à montrer, juste à s’effacer et s’exécuter. Le groupe d’étudiants venus acheter des paninis sauce samouraï se dirigent vers sa caisse dans un éclat de rire non contenu. La frénésie se dissout d’un seul coup lorsqu’ils reconnaissent le visage de la dame de la caisse. Elle tire toujours la tronche celle-là, se dit l’un d’entre eux en jetant un dernier coup d’œil amusé à Norbert et son panini sur le comptoir. Encore un qui me prend pour sa putain d’esclave, pense à nouveau Sylvia, les mains légèrement tremblantes de colère ou à cause de sa dose, elle n’est plus vraiment sûre. De manière inespérée, l’étudiant suivant lui adresse un sourire des plus éclatants et sincères, puis un bonjour, avant de lui offrir son cookie « je vous le donne car vous avez l’air triste, il remonte le moral à tous les coups ce cookie magique ! » Le cœur de Sylvia s’emballe. Elle veut fuir. Non pas car ce geste de bienveillance la bouleverse, mais parce que cet étudiant est la copie conforme de son ancien collègue. Celui qui a repris son poste à l’école de danse en septembre dernier, et qui est à l’origine de sa présence ici. Perturbé par sa réaction, l’étudiant s’excuse de sa maladresse et lui glisse deux euros sur le guichet avant de s’en aller sous les moqueries de ses camarades. Sylvia s’efforce de reprendre ses esprits en soufflant par grands à-coups. Du fond de la salle, Norbert ricane et la taquine « bah alors ma louloute, t’aimes pas qu’on te drague toi, décidément ! Moi ok, je le conçois, depuis trois mois que je tente ma chance, j’ai compris le message. Mais là, il était mignon le p’tit gars, t’aurais dû lui laisser sa chance. À moins que tu sois lesbienne ah ah ah ». Au même moment, attirée par l’incongruité de la conversation, Corinne débarque dans la salle et foudroie Sylvia du regard. Avant que la petite femme aux lunettes risibles ne puisse prononcer un seul mot, la dignité de la jeune femme reprend ses droits et fait taire tout le monde. Les remparts intérieurs de Sylvia cèdent. Dans un élan de rage mêlé à une tristesse insurmontable, Sylvia attrape tous les cookies de l’étagère et les jette aux pieds de la quinquagénaire. Hilare, elle les piétine sans se préoccuper des cris d’épouvante de Corinne. Un panini brûle sur les grilles de Norbert, trop captivé par le spectacle pour les retirer. Après avoir détruit la globalité des cookies et la confiance de sa cheffe par la même occasion, Sylvia s’en va. D’un pas soulagé, elle quitte le bâtiment sombre et rejoint sa caravane garée sur le parking du campus. Voilà ce qui lui reste à présent : sa maison ambulante, les souvenirs de sa vie d’antan qui la dévorent, quelques grammes de cocaïne pour survivre encore demain, mais surtout, sa liberté.
Typique
par Oriane
La fourchette suspendue
par Cécile
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Elle s’affala sur le canapé, toujours hors d’haleine. Son cœur tambourinait dans sa poitrine et des perles de sueurs coulaient le long de sa nuque. Elle était en nage mais glacée.
Mais quelle idée. Quelle idée avait-elle eu ! Le lycra de sa cape collait à son front et cet insupportable juste au corps, d’un jaune particulièrement fluo, lui rentrait dans les fesses.
Quand elle y repensait, elle avait dû lui faire une peur bleu. Et si il avait fait un arrêt cardiaque à cause d’elle ? Il faudrait qu’elle y retourne pour être sûre que… Hors de question ! Tais-toi cerveau ! Les idées débiles, ça suffisait pour ce soir.
Elle s’exaspérait. Tu parles d’une héroïne. Et dire que ça faisait une semaine qu’elle préparait son coup, et qu’elle se mettait une pression pas possible depuis deux mois. Elle s’était enfin décidée à agir, et elle n’était même pas capable d’aller jusqu’au bout. Et ce pauvre Cerise qu’elle avait dû traumatisé au passage. Elle soupira, se passa la main sur le visage, comme pour se débarrasser de sa honte. Elle se leva, se tint immobile dans son salon quelques secondes et partit prendre une douche.
Réchauffée et sèche de l’extérieur, elle finit de se brosser les dents, sa haine d’elle-même à son paroxysme. Lorsqu’elle se regarda dans la glace, elle ne reconnut pas. Cela lui arrivait quelque fois. Ce sentiment d’étrangeté qui lui étreignait le cœur, comme si elle ne voulait pas se reconnaître, comme si… comme si c’était trop douloureux de se voir telle qu’elle était, d’avoir la confirmation que…eh bien oui…elle aurait beau faire tout ce qu’elle voudrait, ce serait toujours elle qu’elle aurait en face d’elle dans son miroir. Marion. Marion. Marion. Marion…
Pourtant, c’était bien parti, elle avait déjà réussi à franchir tant de barrières pour faire ce qu’elle avait fait ce soir. Il y avait de cela quelques mois, lorsqu’elle rentrait du travail en voiture, elle devait s’arrêtait à un stop. Elle le voyait là, toujours au même endroit ; un homme, sans-abri, sous un porche, avec pour seules affaires un sac de couchage et un sac cabas en plastique blanc sale. Et ce tous les jours. Et tous les jours, ça la minait. Elle avait bien fini par essayer d’appeler le 115, après moult débats internes sur le libre arbitre du monsieur et le fait qu’elle lui imposait sa vision des choses en appelant le service d’urgence, mais que, en même temps, le pauvre, il semblait dans une situation précaire et peu enviable, et en plus il faisait froid en ce moment. Elle n’avait appelé qu’une fois. Elle était tombée sur le répondeur automatique, soulagée. Mais pour elle, c’était un cas de conscience. Il fallait qu’elle fasse quelque chose, mais elle se sentait impuissante, démunie et terrorisée à l’idée d’aller à la rencontre d’un inconnu, potentiellement agressif, dérangé, ou plus simplement, qui l’enverrait se faire voir. Non, pas gentil, ou même normal. Chez Marion, un inconnu était par définition une menace.
Un soir, laissant son imagination et sa névrose battre son plein, elle s’était dit que la meilleure façon pour elle de résoudre ce conflit serait d’aller porter à ce monsieur un sac de courses, la nuit tombée, en tenu de camouflage pour ne pas y aller à découvert. Elle en profiterait à ce moment-là pour lui demander s’il avait besoin d’aide et s’il voulait de la sienne. Au départ, l’idée lui paraissait ce qu’elle était, saugrenue, voire carrément loufoque, pour ne pas dire dingue. Mais plus les jours passés, plus elle était confrontée à son impuissance face la situation de cet homme, et cela devenait intolérable.
Alors ce dimanche, elle décida que c’était trop. Que ça commençait à lui prendre beaucoup trop d’énergie et qu’il fallait qu’elle prenne une décision. Elle pouvait passer à autre chose, après tout, la plupart des gens se moquaient de ce qui pouvait arriver à cet homme, et ils n’en dormaient pas mal la nuit. Ou alors… Ou alors elle pouvait passer à l’action. Et comparée à l’indifférence, son idée ne lui paraissait plus si tordue. Le lundi qui suivit, Marion s’arrêta faire des courses de première nécessité pour son protégé, et pour s’acheter une tenue adéquate, qui lui permettrait de passer inaperçue et de garder l’anonymat. Rien ne lui faisait plus peur que de s’exposer. D’être révélée. Quoi de plus angoissant pour quelqu’un qui se fuit en permanence de s’assumer ? Sa tenue serait sa protection, contre les autres, contre elle-même. Malheureusement, alors qu’elle optait pour un ensemble survêtement noir, sa peur pathologique de l’agression prit le dessus en entendant malgré elle une conversation animée entre deux clients.
« Oui, tu te rends comptes ? Il est rentré par le balcon, en pleine crise délirante. Apparemment, il se prenait pour un taxidermiste. Bien sûr la pauvre vieille avait laissé la fenêtre ouverte…Eh bien tu me crois ou pas, mais la pauvre dame…quand la police est arrivée sur place…du sang partout…, ils ont été incapables de distinguer l’endroit de l’envers ! »
Lorsqu’elle sortit du magasin, elle venait d’acheter une cape pour vélo rose fluo et un juste au corps jaune. Sa priorité avait changé. Elle serait anonyme, mais visible. Très visible. Au cas où. Si jamais elle devait finir tuée et découpée, il serait plus facile pour les autorités de retrouver les morceaux…
Et la voilà, finalement quelques heures avant de s’avachir dans son canapé, en train de tourner en rond dans son appartement, sa cape rose fluo virevoltant autour d’elle au rythme de ses circonvolutions. « J’y vais, j’y vais pas, j’y vais, j’y vais pas. J’y vais ! J’y vais pas ?… ».
21h30. C’était maintenant, sinon il serait trop tard et jamais plus elle n’oserait y aller. Elle enfila sa cagoule vert pomme, attrapa le sac de courses qu’elle avait préparé. Entrebâillant la porte d’entrée, elle scruta le couloir. Personne. Elle pouvait sortir sans qu’on la voit. Elle prit les escaliers pour être sûre de pouvoir s’échapper sur un autre palier si elle entendait des bruits de pas. Toujours personne. Elle se remercia de ne pas avoir attendu plus longtemps, en été elle n’aurait jamais pu sortir à cette heure sans croiser personne.
Exfiltrée de son immeuble, elle sentit une brise froide balayer son visage. Cela l’apaisa. Elle était dehors, soulagée, comme si sortir de son appartement l’avait libérée de la prison que formait ses pensées. Sur le chemin, elle croisa une seule voiture, qui la klaxonna. Elle vit le conducteur et le passager s’esclaffer. Elle ne pouvait pas le nier, elle devait avoir l’air ridicule. Un mix entre un power ranger et un oompa-loumpa sous l’emprise de stupéfiants. Mais cela lui procurait un intense sentiment de liberté de se sentir caché sous son accoutrement.
Elle arriva enfin au coin de la rue, au niveau du porche. Elle ralentit, frissonna. Elle commençait à stresser. L’homme était couché, emmitouflé dans son sac de couchage, et il lui tournait de le dos. Elle s’approcha doucement. Elle était à quelques centimètres de lui. Elle sentait son cœur battre dans sa gorge. Une sorte de râle gargouillant l’interpela. Il devait ronfler. Ce n’est que lorsqu’elle se pencha pour poser le sac et qu’elle eut un hoquet, qu’elle se rendit compte que c’était elle qui produisait ce bruit bouledogue français. Tout s’enchaîna vite, trop vite pour elle. L’homme se retourna brusquement et hurla. Il fallait le comprendre. Réveillé brutalement par un bruit de vieux chien asthmatique, qui l’inquiéta, il faisait face en se retournant à une espèce de forme indistincte et fluo dont il ne voyait que les yeux. Marion de frayeur recula, bascula en arrière, se pris les pieds dans sa cape et fut amortie par un passant qui promenait son chien. « Mais qu’est-ce que… ». Elle se retourna pour faire face à Cerise. Elle se figea pendant quelques secondes. Elle pu voir dans les yeux du vieux monsieur l’incompréhension, mais aussi… de l’amusement ? D’une façon complètement désarticulée, elle se retourna et s’enfuit. Elle crut entendre le chien aboyer mais ses oreilles sifflaient. Ce pauvre Cerise. Elle le croisait de temps en temps en allant au marché. Il avait gagné beaucoup d’argent à la loterie mais il ne savait pas quoi en faire. Il avait fini par investir dans un 4*4, mais son chien ne le supportait pas. Alors il se baladait à pied, tristement. Un jour elle l’inviterait à boire un thé. Mais pas ce soir. Sûrement pas ce soir. Filant telle la bise à travers la ville, elle arriva vite devant son immeuble. Elle s’arrêta au niveau du digicode pour reprendre son souffle.
A quel moment tout avait basculé ? Pourquoi ne lui avait-elle pas parlé ? Normalement. Comme tout le monde. Non, elle avait préféré respirer aussi fort que son oncle quand il avait un coup dans le nez, et partir en courant, histoire d’avoir l’air tout à fait saine d’esprit. Typique.
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Elle va bientôt arriver, il faut que tout soit prêt. Impeccable. Bientôt deux heures qu’elle est dans la cuisine à préparer apéros, amuse-bouches et autres petits fours. Dans la salle à manger, sa fille met le couvert. Elle entend les assiettes qui s’égrènent une à une, régulièrement, sans hâte. Une carotte à la main, elle marque une pause. Il y a des bruits de pas dans le couloir. C’est Nina. Elle reconnaît sa voix forte. Elle est au téléphone. Trois coups sont frappés à la porte. Sa fille va ouvrir. Elle entend leurs « bonjour comment ça va ? Ça me fait tellement plaisir de te voir ». Affable. Affecté. Elle se lève, pose sa carotte. Il va falloir affronter le tourbillon. Les bonjours, les nouvelles, la ribambelle de nouveaux prénoms, de nouvelles idées, de nouvelles lubie. Avec Nina, tout est toujours trop. Elle est à fond. Tout le monde voit bien qu’elle masque le vide. Elle a ramené un énorme gâteau au chocolat. La pâtisserie est depuis 3 semaines le nouveau coeur de la vie de Nina. Elle est douée, comme d’habitude. C’est cela qui a toujours admiré sa fille. Jalousé aussi. Nina et Megan discutent dans la salle à manger, s’échangeant des confidences, des mots tendres. Elle fait comme si elle n’avait rien remarqué. Comme si elle n’avait pas compris que depuis bientôt un an, leur relation n’était pas qu’amicale. Comme si sa fille ne pouvait être rien d’autre qu’hétéro, et, mue par cette sainte confiance, elle se faisait aveugle à l’évidence. Elle apporte les derniers plats, un sourire crispé plaqué sur le visage. Nina parle de sa dernière passion pour la pâtisserie, de la patience qu’il faut pour tempérer le chocolat ou réussir une pâte feuilletée, de cette formation qu’elle a entamée, de la boutique qu’elle rêve d’ouvrir… Megan l’écoute, fascinée. Elle est fière. Ça se voit. Ça crève les yeux. Le regard qu’elle lance à Nina n’est pas celui d’une amie. C’est une chaleur, une tendresse qui brûle et s’attarde. Sa mère détourne les yeux, s’affaire à redresser un verre, à replacer un plat. Tout plutôt que de croiser ces regards qu’elle ne veut pas voir. Le sien se perd sur la nappe, sur la miette qu’elle chasse du bout de l’ongle. Une pensée fugace lui traverse l’esprit : depuis quand Megan est-elle si proche de Nina ? Elle ferme les yeux une seconde. Se reprend. Ce n’est pas une mauvaise chose, pourtant. Nina est une fille bien. Douée, vive, ambitieuse. Et Megan… Megan est heureuse. Alors pourquoi cette peur sourde et ce dégout qui la fait se crisper ? Nina se lève soudain. « Je vais chercher le gâteau, vous allez voir, c’est une tuerie. » Megan s’apprête à la suivre, mais se fige en croisant le regard de sa mère. Un instant, elles se toisent. Megan détourne les yeux et se lève précipitamment pour échapper à ce jugement muet « je vais l’aider ». Sa mère reste seule un instant, la fourchette suspendue entre ses doigts. Puis elle pousse un léger soupir, et mord dans son feuilleté comme si de rien n’était.
FICTION COLLECTIVE EXPRESS ET DYSTOPIQUE
Romy.o et Julius
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Julius est réveillé en fanfare par une pub infra qui vante les mérites d’une pilule qui assainit l’eau potable. Il se dresse sur son lit. Il y a quelque chose qui cloche. Une autre pub qui lui propose de faire le cobaye pour un labo moyennant rémunération. Comment on l’a appelé ? Romy O ? C’est quoi ces conneries ? Il finit par comprendre. Il n’est pas sur son compte. Le bulleur a un bug. Encore une pub, c’est insupportable. Il envoie un mentamessage au terminal pour que la lumière s’allume dans sa chambre alors qu’il n’a jamais à faire cela. Normalement dès qu’il se réveille, la lumière s’allume et les rideaux s’ouvrent. Qu’est ce qui se passe ? Il cherche à tâtons son smartphone sur la table de nuit. Il se saisit de l’appareil. Sur l’écran une interface qu’il ne connaît pas. Il cherche son compte mais il a disparu. A la place un compte gratuit au nom d’une certaine Romy. Il tape furieusement sur le clavier à la recherche de son compte mais rien à faire. Il envoie un mentamessage au centre d’aide mais on lui répond que son compte ne lui permet pas d’accéder au centre d’aide premium, que pour cela, il doit changer son abonnement. C’est à n’y rien comprendre. Et maintenant une pub infra pour une promotion sur de la viande syntéthique dans un supermarché dont il ne connaît même pas le nom « Big Bang supermarket ». On a décidé de le rendre fou ou quoi ? Il finit par se déconnecter, pour la première fois de sa vie. Le silence qui suit le plonge dans une angoisse indescriptible, comme s’il venait de sauter dans le vide. Et cette lumière qui ne s’allume pas. En panique, son smartphone à la main, il se lève et cherche à tâtons la porte pour pouvoir sortir de ce cauchemar. Il se cogne dans les meubles. Mais la panique est plus forte que la douleur. Il continue. Il trouve la porte et sort dans le couloir. Enfin de la lumière. Le souffle court, il se laisse glisser le long du mur. Il se reconnecte et envoie des mentamessages tous azimuts, à ses parents, à ses amis, mais il lui est stipulé que ces gens font partie d’un réseau auquel il n’a pas accès et on l’invite à nouveau à changer son abonnement. Et puis une pub du ministère de l’intégration qui l’invite à s’inscrire à une formation pour devenir entraineur d’IA. Il se déconnecte à nouveau et après un moment de silence insupportable, il pousse un long hurlement inarticulé, un hurlement d’animal paniqué. Il entend sa voix pour la première fois depuis des années. Nous sommes en 2076. Les humains sont pratiquement tous augmentés. Tout le monde porte une puce intégrée qui fait l’interface entre le cerveau et le réseau. Julius et sa famille font partie de la caste « Premium », la caste des puissants qui a accès aux technologies de pointe. Dans son milieu, la fonction communicationnelle est totalement prise en charge par l’IA. En deux générations, le langage articulé est devenu totalement obsolète dans la caste « Premium ». On n’a plus besoin de parler. Parler, c’est bon pour les pauvres qui n’ont pas les moyens de se payer les dernières versions de l’Intelligence artificielle. Les parents de Julius ont entendu les hurlements de leur fils unique. Ils sortent de leur chambre et le découvrent prostré dans le couloir du premier étage de leur magnifique maison. Ils ne comprennent pas pourquoi il ne répond pas à leur menta messages. Il essaie de leur faire comprendre, fait des gestes, pousse de drôles de gémissements, leur montre le compte gratuit sur son smartphone. Les parents comprennent qu’ils ne sont plus en contact avec leur petite merveille. C’est une catastrophe. Le père contacte le centre d’aide et fait un mentascandale énorme ! En plus c’était l’anniversaire de Julius et avec sa mère ils avaient décidé de lui offrir un abonnement Prémium Elite avec sa première carte « Golden Black », plafond illimité ! La mère de Julius prend maladroitement son fils terrorisé dans ses bras en poussant, elle aussi, des sons inarticulés qui se veulent rassurants.
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Romy vient d’ouvrir les yeux, tirée de son sommeil par le bruit d’une notification. Aussitôt, un message apparaît devant ses yeux : #Bonjour Julius. Votre abonnement Premium Elite a bien été mis à jour. Votre nouvelle carte virtuelle Golden Black est désormais à votre disposition. Nous vous remercions pour votre confiance# .
« Putain de bordel de merde ! », s’exclame t-elle en se relevant brusquement, au comble de l’excitation. Sa tête heurte l’étagère en bois au-dessus de sa couche. « Ca a marché ! On a réussi ! On a réussi à hacker ce putain de fucker de fils de bourge ! » Dans l’ivresse du moment, elle ne sait pas par quoi commencer : prévenir les gars de son groupe ? Vérifier pour être sûre ? Aller faire un tour au Big Bang Supermarket ? Elle s’y voit. Ça fait longtemps qu’elle voudrait acheter cette poupée qui chante toutes les chansons à la mode, un peu bidons mais rigolotes. Elle se voit la mettre dans son caddie, négligemment puis elle se voit continuer sa razzia, no limit ! Les sous vêtements sexy devant lesquels elle passe d’habitude sans pouvoir se les payer, hop dans le caddie et puis de la bouffe surtout, plein de bouffe, olives (elle adore les olives mais c’est cher) et puis deux gros gâteaux pour l’anniversaire de sa cousine et puis plein de filets de poulet synthétique. Elle est sortie de sa rêverie consommatrice par une notification : #Veux-tu commander Julius ?#. Eh oui, elle n’a pas besoin de se déplacer, elle peut commander avec sa carte Golden Black, accessoire naturel de tout individu faisant partie de la caste Premium Elite mais véritable baguette magique de conte de fées pour elle et ses congénères de la plèbe ! Elle a soudain l’impression d’avoir une arme de destruction massive entre les mains. Elle ne sait que faire de tous ces pouvoirs ! Alors, elle commence par commander des trucs idiots, pour le groupe, des pizzas « burger sauce foie gras », les plus chères, celles avec de la vraie viande ! Incroyable, la commande est aussitôt validée ! A peine eue le temps de ressentir une légère appréhension. Elle exulte !
Nouvelle notification : #Bon anniversaire mon chéri, Maman #. « Simple, efficace ! » se dit-elle, en éclatant de rire. « Ouais, bon anniversaire Choupinou ! Je vais te faire ta fête, tu vas voir : tous ces beaux cadeaux que je vais m’offrir pour célébrer ça ! Tiens, par quoi je vais commencer d’ailleurs ? Un beau bijou…Juste pour vérifier que ça fonctionne bien ! » Et hop, en une pensée, elle se commande un magnifique tour de cou avec un diamant 7 carats, le premier venu, elle n’a pas l’habitude. Aussitôt validé ! Elle jubile. Nouvelle notification et un message apparaît devant ses yeux : #Julius RDV 20H au Fouquet’s pour dîner d’anniversaire. Aucun retard toléré. Papa #. Ben dis donc, court, concis, efficace. Il s’embête pas avec la forme celui-là ! La tête qu’il va faire Monsieur Expéditif, ce soir ! Aucun retard toléré… elle en rit d’avance. Puisqu’anniversaire, il faut fêter ça ! Et aussitôt, juste pour voir que tout fonctionne, elle explore les sites de vêtements de luxe pour se choisir une robe, qu’elle baptise aussitôt « Robe Fouquet’s ». Incroyable la facilité avec laquelle elle peut naviguer sur ces sites, sans aucune publicité venant parasiter ses recherches : elle se sent libre tout d’un coup ! Et hop, des chaussures de luxe, celles avec la semelle rouge, baptisée dans la foulée « Pompes Fouquet’s », puis un petit sac tout mignon incrusté d’or, baptisé « sac Fouquet’s » et , ho…. de jolis petits dessous tout mignon mais un brin coquinous, style Fouquet’s bien sûr, rien à voir avec les dessous cheap du Big bang supermarket, dont elle rêvait quelques minutes plus tôt. Toute à sa joie, elle précise à chaque fois son adresse comme nouvelle adresse de livraison, sans réfléchir plus que ça.
La tête des gars de son groupe quand ils vont voir ça. Ces mauviettes, aucun n’a eu les couilles de se porter volontaire, de servir de cobaye. Lâches comme des mecs, comme dirait sa grand-mère. Elle a bien fait d’y aller à leur place, s’emporte -t-elle ; Elle s’en fout, elle n’a rien à perdre. Et puis elle déteste ces moments où tout le monde semble hésiter après qu’une idée brillante a émergé. Merde, un peu de courage, quand faut y aller, on y va, on recule pas ! Mais, en tant que seule fille du groupe, n’était-ce pas à elle de se sacrifier ? Se dit-elle dans sa ferveur. Après tout, il paraît que le premier être vivant à aller dans l’espace était une chienne, ironise-t-elle. D’ailleurs, un sacrifice pareil, ça mérite récompense, non ?
Zut, nouvelle notification de message : #Jul, on t’attends au bar du Casino. Y a de jolis petits culs pour te faire ta fête ! Ton poto#
Non, mais c’est qui ce connard qui ose interrompre son moment d’auto-congratulation? Elle a même pas eu le temps de choisir la destination du voyage qu’elle s’apprêtait à commander. Le casino, réfléchit-elle… on pourrait jouer un peu dans tous les sens du terme ! Après tout, elle va avoir la panoplie Fouquet’s, il faut bien qu’elle serve !
Tout d’un coup, on frappe à la porte de son cagibi. Sans même attendre qu’elle ait le temps de réagir, celle-ci s’ouvre brutalement sur un garçon furibond qui tient 5 pizzas fumantes dans les mains. « Bon sang, Romy ! » Lâche-t-il. « C’est quoi ça ? » Elle le regarde ahurie. Le con, il n’a même pas compris. « Sérieux, lui répond-elle abasourdie. D’après toi ? T’as pas compris ? ON a réussi, bordel de merde ! Ca a fonctionné ! » A son tour, il la regarde, médusé, et lui lâche : « Putain, Romy, quelle adresse tu as donné pour les livraisons ? C’est toi qui est sérieuse ? Tu réalises ? »
Un grand silence s’installe, Romy est pétrifiée.
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Les détectives informatiques spécialement choisis par le père de Julius ont enfin terminé leur diagnostic. Ces hackers sont très forts. Ils ont mis tout un tas de pare feux, qui font que non seulement, on ne peut pas localiser la puce pirate mais on ne peut plus accéder au compte, ni le désactiver à distance. « Premium » n’a plus la main sur le compte « Elite » de Julius ! Quant à cette Romy O, elle a mis une adresse bidon, ils ne sont même pas certains qu’elle existe. Mais ça, c’était avant qu’elle ne se fasse livrer tous ses achats à sa vraie adresse. Ah la fièvre de l’or, ça fait perdre la boule ! Ils se sont même fait livrer des hamburgers à une autre adresse. Maintenant, l’heure est à l’action. Le père de Julius, furieux que des terroristes de la plèbe se soient attaqués à son fils chéri a mis tous les moyens pour les coincer. Justice sera rendue. Homme de haut, très haut rang, il a fait appel à l’APGP, l’Armée Premium Gold Plus, des mercenaires redoutables. Tous sont équipés d’une armure intégrale noire brillante et des armes les plus sophistiquées. Le ciel est noir profond, seule la lumière glaçante de la lune se montre de temps à autre. Leur attaque se fera de nuit pour une meilleure couverture. La gorge serrée de rage, le père de Julius regarde attentivement les soldats embarquer sur les vaisseaux militaires. Un silence macabre règne. Un seul ordre : ne pas tuer la dénommée Romy O pour garder sa puce active.
Dans le repère des hackers, c’est le festin. Ils estiment qu’ils ont un peu de temps avant que l’armée privée ne leur tombe sur le dos. Ils ont passé un sacré savon à Romy mais s’ils ne traînent pas à disparaître, ça devrait bien se passer et puis ils ont intérêt à la bichonner Romy car c’est elle qui tient les cordons de la bourse. C’est elle qui commande au compte premium Elite et à la carte Gloden Black qui leur ouvre toutes les portes. Dans une petite cour de fortune, ils sont tous assis autour d’un petit feu de camp, discutant gaiement des plans à venir. Accompagné d’une douce lumière, le crépitement du feu apaise les esprits. Un guetteur vient les prévenir qu’un vaisseau de l’APGP vient d’atterrir.
– Y a l’APGP partout dans les rues !
– Merde ! Ils ont été plus rapides que prévu !
– On se tire, maintenant !
Les hackers s’activent furtivement. En un rien de temps, des sacs contenant les strictes nécessités et les quelques effets personnels de chacun sont prêts. Se déplacer dans le noir ne gène pas nos hackers. Ils en ont l’habitude. Mais jamais avec l’APGP sur le dos. Ce scénario de fuite a été prévu dans l’établissement de la base où une trappe cachée a été installée dans la cuisine, trappe donnant accès à de vieilles galeries souterraines. Le plan est simple : entrer dans les souterrains par la trappe, se diviser en petits groupes de trois, chaque groupe empruntant un des nombreux tunnels pour ensuite se réunir à un point défini juste à l’avance. Dans le meilleur des cas, tous s’échappent sans encombre. Dans le pire des cas, le combat est lancé contre l’armée suprême,au risque de nombreuses pertes voire d’un anéantissement total du gang.
Les hackers atteignent la trappe et s’y glissent silencieusement. Tous se dispatchent et entament leur longue marche dans les souterrains. La poussière stagnante rend l’air étouffant et pesant, les quelques néons d’issues de secours soulignant l’atmosphère sordide. Romy et ses deux compagnons marchent silencieusement, la boule au ventre, prêts à réagir au moindre bruit, au moindre geste. Romy reçoit un message qui s’affiche juste devant des yeux. Il provient du père de Julius.
#Nos ingénieurs ont réussi à te géolocaliser. Rends toi, Romy O ou qui que tu sois.On ne te fera pas de mal. #
Romy se fige. Paniquée, elle s’exclame :
– Les gars, partez devant, vite !
– Qu’est ce qu’il t’arrive ?
– J’ai été géolocalisée. Les soldats, c’est bien la puce qu’ils veulent, moi en gros. Je viens de recevoir un message.
– C’est du bluff. Ils peuvent pas. On a tout verrouillé !
– Je vous dis qu’ils savent où je suis. Ils vont trouver la trappe et débarquer dans les souterrains. C’est moi qu’ils veulent. Vous, fuyez et vite !
– Tu les connais pas, Romy. Ce sont des brutes. Ils vont te tuer !
– S’ils veulent la puce, ils n’ont pas le choix de me garder en vie. Ça va aller, je vous dis. Ils vous faut combien de temps pour sortir ?
– 30 minutes au moins.
– Je vous en donne 15 !
– Merde. Romy, si tu meurs, jte tue !
– Pas si toi tu meurs avant, alors en route, foncez ! Si je m’en sors, on se retrouve à l’ancien QG à la station service.
Les deux compagnons de Romy s’activent. Ils savent que si l’armée suprème, l’APGP, leur tombe dessus, ils sont morts ! Romy est maintenant seule. Elle voit ses deux camarades s’éloigner et disparaître. L’atmosphère est pesante et silencieuse, l’air stagnant et étouffant, mais l’esprit de Romy est clair. Bizarrement, elle ne tremble pas, n’a pas peur, n’hésite pas. La survie de ses compagnons la garde concentrée. D’un pas déterminé, elle fait demi-tour à l’entrée des souterrains. Elle pose soigneusement une petite bombe télécommandée au sol proche de l’entrée de la trappe et part se cacher non loin. S’ils descendent, elle ne les manquera pas.
Son cœur bat fort, comme s’il allait sortir de son thorax. Romy attend plusieurs minutes, de longues minutes, interminables. Les hackers sont-ils sortis ? Pas encore ? Les soldats les auraient-ils coincés par l’autre côté ? Ou par une sortie annexe ? Plus le temps de réfléchir, la trappe s’ouvre. De sa cachette, Romy observe, immobile. En un rien de temps, elle voit les soldats sauter par la trappe. Des types énormes, armure et casque intégral noir brillant comme de l’obsidienne, le sigle APGP en argenté devant le coeur. Tous ont à la main d’imposants fusils laser high-tech. « Un coup de ses machins là, et à tout les coups je suis morte », se dit Romy. Sans un mot, les soldats s’engagent dans le couloir lugubre, Romy n’a plus le choix. Calmement, elle sort de sa cachette et lance :
– C’est moi que vous cherchez ?
Les soldats se tournent vers Romy à l’unisson, leurs armes pointées sur elle. Personne ne bouge pendant quelques secondes. Grâce à leur IA Premium, ils identifient la puce de Julius. C’est bien leur cible, interdiction de l’abattre donc. Le chef avance et envoie un mentamessage :
#Bouge et on tire. Coopère et tu vis. #
Romy lève docilement les mains en l’air comme si elle se rendait, une petite télécommande dissimulée dans son gant. Son coeur palpite, jamais elle n’a flirté avec la mort d’aussi près, pourtant elle reste lucide. Les soldats avancent lentement vers elle, ils savent qu’elle manigance quelque chose.
Les soldats s’approchent, ils ne sont plus qu’à quelques mètres d’elle. Encore quelques pas. Ça y est, ils sont arrivés à la hauteur de Romy. Parfait. Avec un sourire en coin, l’air des les narguer, elle dit :
– Bande de chiens, c’est la guerre.
Une rapide pression sur la télécommande suffit à activer la bombe, une épaisse fumée blanche se répand tout autour des soldats. Romy n’est pas la meilleure en hacking, mais fabriquer des petits gadgets comme cette bombe fumigène, c’est son truc. Aveuglés, les soldats restent coits, à l’affût du moindre mouvement. Mais Romy est bien trop discrète. Malgré la fumée, elle arrive à se faufiler entre les soldats. Elle assène un coup de pied sans retenue dans le flan du soldat au gabarit le plus menu pour essayer de lui piquer son arme. Avec un de ces fusils, ses chances seraient bien meilleures. Malheureusement pour elle, Romy n’a réussi qu’à se faire mal à la jambe. Le soldat n’a quasiment pas bougé et il est maintenant prêt à tirer sur elle. Pourtant, le coup ne part pas. Elle fait mine de s’enfuir mais le soldat lui rend la monnaie de sa pièce et d’un coup de pied puissant la projette contre le mur du souterrain. Elle glisse au sol, sonnée par le choc. Il pointe son fusil laser à quelques millimètres de son front. Elle reçoit un dernier message du père de Julius :
#Game over#
Romy, une larme perlant le long de sa joue doit se rendre à l’évidence. C’est fini. Elle n’a plus la force de se relever, l’adrénaline maintenant redescendue. Adieu veaux vaches, cochons, couvées et sacs Dior. Du coin de l’oeil, elle voit une partie de la brigade s’engager dans les divers couloirs souterrains, tel des chiens de chasse. « J’ai fait au mieux, tout repose sur eux maintenant, Putain », se dit Romy. Les soldats lui attachent pieds et mains, lui couvrent la bouche et lui retirent tout son équipement. Ils la trimbalent comme un vulgaire sac de pomme de terre pourries dans les rues noires jusqu’aux vaisseaux militaires. Une fois embarquée, elle est enchainée comme si elle était la criminelle la plus dangereuse de la Terre. Le vaisseau décolle. Romy, maintenant en route vers le territoire Premium, ne bouge plus. Elle attend.
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Le vaisseau se pose. On sort Romy sans ménagement. Ils sont devant un grand bâtiment sur lequel on peut lire en grosses lettres lumineuses : Clinique Suprême de la Puce Ultra-Premium. Romy, malgré les mains de la milice anti-prolo qui lui écrasent les bras, ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire à la vue du nom ridicule de l’établissement. Une fois à l’intérieur, un drôle de petit monsieur s’élance vers eux avec un sourire suspect, voire inquiétant.
#Bienvenue à la clinique suprême de la puce Ultra premium ! J’espère que vous avez fait bon voyage ?#
L’homme en blouse blanche qui l’accueille, le docteur Fion, médecingénieur en chef est accompagné d’un monsieur extrêmement élégant et d’un jeune homme perturbé qui jette autour de lui des regards de bête traquée et pousse de drôles de gémissements rauques qui expriment une grande détresse. C’est hyper gênant. Romy comprend qu’il s’agit de Julius. Franchement, il fait pitié.
Le monsieur élégant est d’une humeur de chien. Dans le silence, entrecoupé par les insupportables bruits de gorge inquiets du jeune homme, il est en train de passer un mentasavon au docteur Fion. Il s’agit du père de Julius, actionnaire majoritaire de cette clinique qu’il menace de faire fermer. Le docteur se confond en excuses et assure qu’ils vont lui montrer qu’ils sont l’établissement le plus performant sur le marché de la neuroptimisation et qu’il a eu raison d’investir dans cette clinique dont la côte en bourse ne cesse d’augmenter soit dit en passant. Le père de Julius regarde le cours de l’action et s’adoucit un peu. Un cri déchirant de Julius vient mettre fin à cette mentaconversation entre son père et son futur sauveur. Le violent sevrage qu’il subit depuis ce matin est en train de lui faire perdre la raison et son père s’occupe de la bourse ! Le docteur Fion emmène tout ce petit monde vers le bloc opératoire. Sur le pas de la porte, le père de Julius dicte un message à son fils sur un Ipad puis lui montre l’écran :
Tu es dans de bonnes mains, fils. Le docteur Fion va te mettre une nouvelle puce et tout va rentrer dans l’ordre mon chéri. Je reviens te chercher un peu plus tard. Courage !
Julius s’accroche à son père, comme un petit enfant qui ne veut pas aller à l’école. C’est pathétique. Sur un signe du médecin, Les gros bras de l’AGPG séparent le père et le fils qui hurle. Une fois à l’intérieur, le docteur Fion administre un calmant au jeune homme qui s’apaise.
Les gros bras de l’APGP, s’occupent plus de faire tenir Julius tranquille que de Romy maintenant. Romy et Julius ont tous deux des gouttes de sueur glacées qui perlent dans leur dos en lisant sur un écran le détail des interventions à venir :
scanner cérébral pour établir le diagnostic, puis anesthésie générale et extraction des puces par micro neurochirurgie.
Le scanner, censé être indolore, fait hurler Julius. Romy, immobile et étrangement calme sous l’anneau à rayons X au-dessus de sa tête n’en revient pas de la puérilité de ce garçon qui a 18 ans aujourd’hui. Il est totalement vampirisé et subordonné à son père, le grand Julius Senior. Elle a de la peine pour lui. Sans sa puce, son bien le plus précieux, il n’est plus qu’une poussière terrorisée dans l’univers. Il regarde Romy qui lui a volé sa vie, ses 500+ connections sur LinkedIn et ses 200k d’abonnés sur Meta. Il pousse un nouveau cri lorsqu’il réalise qu’il n’a pas sauvegardé ses conversations Teams sur le cloud familial. Sa respiration s’accélère encore à l’idée que son compte en banque ait complètement été vidé à cause des manigances sordides de Romy.
On les endort. Quand ils se réveillent, un grand silence. Romy en déduit que ça y est, on lui a retiré sa puce. Elle regarde Julius à côté d’elle. Il est calme maintenant et la regarde lui aussi. Ils sont seuls dans la salle d’opération. Romy est menottée à son lit. Elle réfléchit à toute vitesse. Qu’est ce qui va se passer maintenant ? Ils ont récupéré sa puce. Ils vont pouvoir faire le transfert de données et n’ont plus besoin d’elle. Ils vont venir la chercher et la mettre en taule ou peut-être même l’exécuter. Voilà son destin, crever dans un cachot à cause d’un pari fou d’hacking de puce. L’angoisse la gagne. Pour se soulager de ces pensées obscures, elle se met à chantonner l’une de ses berceuses favorites, héritée de ses ancêtres.
« Quand il y a plus de wifi di da da da, c’est la viiiiiiie, un délice aussi divin qu’un baiser par temps d’été da da da di »
Julius ouvre de grands yeux. Cette mélodie l’électrifie en même temps qu’il l’enveloppe d’un bien être inouï. Romy, les yeux tournés vers le ciel, continue de chanter en faisant abstraction totale de la présence de Julius, qui lui n’a d’yeux que pour elle. Il boit ses notes, il respire ses notes, il nourrit son âme de ses notes. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Tout semble léger autour de lui, suspendu. Julius flotte au-dessus de son corps. Actions, puces, dividendes et réseau premium s’évaporent dans la salle d’opération. Désormais magnétisé non plus par son père mais par cette jeune prolétaire inconnue, il se sent enfin libre, et trouve Romy sublime. Ses lèvres pulpeuses, desquelles émanent des notes enrobées de douceur, lui donnent envie de les embrasser fougueusement. Ce n’est que lorsque Romy achève sa berceuse que leurs regards se fondent enfin l’un dans l’autre. Le cœur battant à la chamade, ils sont pourtant tous deux drôlement apaisés.
Ensuite, ça va très vite. Le docteur Fion entre, sourire jusqu’aux oreilles et leur explique que tout s’est bien passé. Il remercie Romy de manière tout à fait ironique pour sa collaboration et s’écroule. Julius vient de l’assommer avec une chaise. Il fouille dans ses poches et trouve la clef des menottes de Romy et le pass du médecin. Il libère la jeune femme. Elle se lève et elle entend un son victorieux sortir de la gorge de Julius qui lui sourit : « AUHULItiuuU »
Pas le temps de s’apensentir sur l’évolution du langage du jeune homme. Il faut agir vite et précisément. Elle attrape le pass et en deux temps trois mouvements elle est dans le couloir La voilà qui plonge dans les escaliers, guette tous azimuts pour trouver une sortie, la porte incendie fera l’affaire. L’alarme de la porte enclenchée perce presque ses tympans, elle fuit l’édifice dans lequel elle a failli rester pour de bon. Dans la rue, pieds nus, elle cherche à semer son destin et la présence qui la suit. Après que ses poumons présentent les premiers signes de fatigue elle jette le premier regard sur ses poursuivants, un premier coup d’œil permet d’affirmer qu’il est seul et qu’il resserre l’écart, un second lui laisse un doute affreux sur l’identité du poursuivant, au bout du troisième regard elle en est sûre : c’est Julius. Romy s’arrête. Julius la rejoint. Ils reprennent leur souffle reprendre leur souffle puis elle hurle :
– «T’ES PAS MALADE DE ME SUIVRE COMME CA ??!! J’AI CRU QUE J’ALLAIS ME FAIRE TIRER DESSUS !!!! ».
Lui se tait et lui sourit niaisement. Elle lui fait signe de partir avant de reprendre sa course mais Julius la suit, comme un chien fidèle. A plusieurs reprises, elle essaie de le chasser mais rien à faire. Il reste collé à ses basques. Ils réussissent à sortir de la ville sans être inquiétés car sans puce, ils sont devenus invisibles, indétectables. Ils s’arrêtent à bout de souffle le long du mur d’un friche industrielle.
-Vas-y parle pour voir ? »
-Yeoduazzuujjoka…
Elle éclate de rire au point de devoir mettre sa main devant sa bouche pour parvenir à se faire taire, en vain. Lui aussi se met à rigoler de bon coeur. Un chien aboie. Ils reprennent leur course.
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Elle a capitulé et le laisse désormais marcher là, trois pas à sa suite, la suivant comme un clébard derrière son maître. La métaphore lui plaît. Elle tient comme en laisse un symbole de ce qui jusqu’alors l’aliénait. Elle peut en faire ce qu’elle veut : le planter au bord de la route, le terminer là et partir seule ou bien simplement lui faire manger le bitume mais elle n’en ressent pas plus que ça l’envie. Ce type horripilant représente pourtant tout ce qu’elle déteste, l’injustice, l’obscurantisme et les privilèges gras d’une classe qui s’amuse de sa supériorité. Son heureuse naïveté n’en est que plus nauséabonde aux yeux de Romy partagée entre dégout et compassion. Mais en cet instant, c’est finalement sa culpabilité grandissante qui l’obnubile réalisant l’ampleur de son imprudence. Elle s’est laissée happer par les sommes monstrueuses d’argent, s’en est enivrée et a chaviré vers l’imprudence. Sans ça, elle ne serait pas ici avec ce boulet.
Elle sait où elle va, à leur ancien QG en périphérie du territoire Prémium, une station-service désaffectée qui dessert une route fermée depuis déjà quelques mois. Cette route qui faisait le lien entre la zone et les quartier premium était auparavant très contrôlée. Ils y avaient établi leur QG il y a quelques temps et s’en étaient fait déloger par les forces armées. C’était sur tous les réseaux. Depuis, personne n’avait osé y remettre les pieds et le lieu avait été déserté. Ce n’est plus très loin maintenant.
Ils marchent depuis 2 bonnes heures dans une friche industrielle fantomatique envahie par la végétation quand Julius aperçoit la lumière de l’unique lampadaire qui éclaire la station. Pour prévenir Romy, il essaye vainement d’attirer son attention en gesticulant. Elle est concentrée sur le plan. Il fait encore nuit pour l’instant mais l’heure tourne et ils doivent arriver avant le jour pour ne pas se faire repérer. Elle aperçoit enfin la lumière et jette alors un œil vers son comparse qui gesticule. Il est vraiment ridicule ce gars-là. Il stoppe net en croisant son regard persistant et agressif. D’un mouvement de tête timide, il pointe le lampadaire et la voiture garée juste dessous. Elle attrape alors fermement son bras et le tire vers un buisson. C’est un break noir, sans doute blindé, aux vitres teintées et sans plaque d’immatriculation. Elle reconnaît le véhicule. Sauvés !
Romy, soulagée de savoir sa longue marche terminée, s’extrait agilement de sa cachette et engage le pas vers la station. Julius, moins habile, se débat avec le buisson avant d’arriver à s’en décrocher, ébouriffé, égratigné. Il parvient finalement à raccrocher le pas de Romy qui n’avait pas daigné ralentir pour l’attendre. Voir cet élégant damoiseau familier des dîners d’apparat se débattre, malhabile, dans les fougères l’amuse. Il lui paraissait évident qu’il n’était jamais sorti de son monde lisse et aseptisé.
La voyant arriver dans le rétro de sa voiture teintée, Ericson est sorti le premier du véhicule. Même si elle ne l’a pas vu depuis longtemps, Romy l’a tout de suite reconnu, à sa large carrure qui dénote avec sa petite taille. De la fenêtre arrière de la voiture s’échappe une mince fumée blanche, celle d’une cigarette. Quelqu’un d’autre les attend à l’intérieur. Quand ils arrivent au niveau d’Ericson, Julius s’étonne en silence du grand sourire qu’il offre à Romy. Mais ce qui l’étonne encore plus, c’est son sourire à elle. Un sourire large et sincère qui adoucit son visage et laisse paraitre une tendresse qu’il ne soupçonnait pas. Cette vision l’émerveille, et elle l’émerveille tant que sans qu’il s’en rende compte, sa bouche s’est entrouverte. Mais quand il croise à nouveau son regard, elle ne lui offre pas le même spectacle. Elle le fixe brièvement d’un air glacial. Elle est redevenue stoïque et il se sent tout petit. Le regard béat de Julius avait dérangé Romy dans ses retrouvailles et ça ne lui plaisait pas du tout.
Elle engage une tournée de ce que Julius interprète comme des salamalecs barbares. Elle apprend que les autres s’en sont tous sortis mais que l’APGP est sur les dents. La passagère du véhicule décide enfin de se montrer, écrasant au sol sa cigarette de la pointe de ses boots noires. Romy n’a pas reconnu Sony tout de suite, la dernière fois qu’elle l’a vue, elle allait encore à l’école du quartier. Ses cheveux, autrefois nattés tous les matins par sa mère sont désormais portés bien plus courts. Elle a le même air sévère que ceux qui ont été façonnés par la révolte. Il ne fait aucun doute qu’elle a rejoint leur groupe bien que son frère ait sans doute tenté de l’en dissuader. Leurs salutations sont brèves. Le temps presse désormais, le jour ne va plus tarder à se lever. Ericson leur fait signe de monter à l’arrière. Julius entre le premier sous le regard inquisiteur des trois autres.
Les sièges en cuir beige clair dénotent avec le noir de la carrosserie. A l’intérieur, l’odeur de tabac froid et de café lui pince le nez mais il fait l’air de rien. Il choisit de s’installer derrière le siège passager. Il y a plus de place pour les jambes. Ce n’est que maintenant qu’il se prend à mesurer la folie de sa décision de s’enfuir avec cette fille. Tout ça ressemble de plus en plus à une prise d’otage. L’ignorant toujours, Romy s’installe derrière Ericson. A peine la porte fermée, il démarre en trombe et prend la route vers le nord. Sony allume la radio et choisit rapidement un mix expérimental de rap et de jazz aux beats réguliers que Julius adore. Il a entendu tant d’histoire horribles mais assez peu crédibles à propos de cet endroit, sur la zone « Plèbe ». Il est impatient de se faire son propre avis sur la question. Les personnes qui l’entourent sont dures et intimidantes mais personne ne lui a fait de mal jusqu’ici.
Alors qu’il s’imagine à quoi peut ressembler leurs vies, le siège avant s’allonge et atteint presque ses genoux. Sony ne lui a pas demandé son avis pour le baisser, et s’installe maintenant confortablement pour finir ou plutôt commencer sa nuit. Il s’en accommode, plus par instinct de survie que par choix, et s’enfonce dans son siège. Par la fenêtre, il observe que la brume s’est levée. Comme depuis le balcon de sa grande demeure, la vision de cette brume l’apaise. C’est l’aube d’un nouveau jour qui s’annonce par ce nuage de pollution bas et opaque. Se laissant aller à la rêverie et sur le point de s’endormir, il ne remarque pas que Romy l’observe d’un air curieux, étonnée qu’il puisse s’endormir dans de telles circonstances.
6
Romy revient dans sa chambre où l’attend Julius avec deux tasses de tisane fumantes. Elle s’assoit face à lui et balaie le bordel de la table d’un revers de la main. Elle soupire bruyamment. Pourquoi diable l’avait-il aidée à fuir de la clinique, et pourquoi l’a-t-il suivie ? Et surtout pourquoi l’a-t-elle ramené chez elle ? Elle est épuisée, si elle avait su où cette histoire l’emmenerait, elle se serait abstenue. Un grognement de Julius l’extirpe de sa contemplation, il s’est brûlé en buvant. La larme à l’œil il la regarde désespéré et lâche une sorte de gémissement, soi-disant elle aurait pu le prévenir, de ce qu’elle en devine.
– Je suis pas ta mère ! Lui lance t’elle !
Bon, chaque chose en son temps, d’abord il faut se reposer. Elle se relève et lui fait signe qu’il faudrait dormir. Il la regarde les yeux vides, il ne comprend rien. Elle montre du doigt le lit, le pointe à son tour et imite une personne qui dort. Julius n’est pas sûr de comprendre. Elle veut qu’ils partagent le même lit ? Usage d’hospitalité sexuelle des peuplades primitives ? Pas que l’idée lui déplaise, mais c’est peut-être précipité non ? Face à son air incrédule, Romy lui attrape le bras sans ménagement et le jette sur le lit. Il sort des sons affreux et incompréhensibles de sa bouche en réponse à son geste brusque tandis qu’il se retrouve allongé de force. Sans qu’il ait parlé, elle a compris ce qu’il imaginait. Elle lui répète qu’il faut dormir et sort de la pièce. Une fois dans le salon, elle rit en pensant à la tête qu’il a faite. Romy dort sur le canapé ce soir, et sûrement pour les jours à venir. Elle s’endort aussitôt, éreintée.
Les deux semaines qui suivent ne sont que des répétitions de la même journée. Romy s’est vite rendue à l’évidence, il faut tout apprendre à cet ancien premium. Julius ne se réveille qu’à 15h le premier jour, rafraîchi après sa longue nuit et retrouve Romy affairée dans toute la maison. Sur la table sont réunis des cahiers remplis d’images, de symboles et d’étranges instruments. Il comprend que les jours à venir vont être un vrai calvaire. Il fait mine de retourner se coucher en faisant une grimace et son hôte lui court après et le ramène vers la table. Il zigzague entre les meubles, faisant mine de s’enfuir, pour qu’elle continue à vouloir l’attraper. Ils se mettent à jouer à chat, jusqu’à ce qu’elle lui saute dessus et le plaque. Ils rient ensembles, entremêlés sur le sol, les cheveux en pagaille, les corps en vrac mais le cœur léger. Romy se relève et le regarde continuer à rire, « il sait rire, c’est déjà pas mal et encourageant », pense-t-elle, rassurée d’entendre autre chose que ses drôles de sons gutturaux. Elle se relève, soudainement embarrassée de sentir les mains de Julius sur sa hanche et autour de ses épaules. Il la regarde amusé, grand sourire. Elle, elle prend un air sérieux. En montrant sa gorge elle émet le son « a » puis lui fait signe de l’imiter. Avec un air confiant, il tente l’exercice et échoue lamentablement, on dirait une vieile porte qui grince. Il s’empourpre et Romy éclate de rire, en s’excusant. La moue boudeuse, le jeune homme continue de faire de son mieux. Il retente de dire « a » et sa professeure particulière s’approche et pose ses doigts sur sa gorge pour essayer de voir s’il est sur la bonne voie. Pris au dépourvu par cette soudaine proximité, Julius se déconcentre et la voyelle se tait. Le regard doux et sa main toujours sur sa gorge, la source de son inattention lui fait signe de continuer. Il déglutit difficilement et ferme les yeux pour se focaliser uniquement sur sa tâche, et non sur la couleur de ses yeux, la longueur de ses cils, ou encore le satin de ses doigts, ou l’odeur de son parfum. Misère, il se rend compte que cela va être bien plus difficile que prévu. Ils passent ainsi le reste de l’après-midi à rééduquer ses cordes vocales à travers la prononciation des diverses voyelles. C’est laborieux mais ça avance, les consonnes attendront la maitrise des premières syllabes. Romy pense alors à la durée que cet apprentissage prendra, et cela l’inquiète. Elle ne sait pas combien de temps ils pourront rester à l’abri des regards seuls chez elle, à quel point ils sont en sécurité ici. Elle a plus peur de ses compagnons que des sbires prémium. Ils ont été très décus qu’elle ait perdu la puce et elle sent qu’ils veulent échanger Julius contre rançon. Ils ne les laisseront jamais tranquilles. Elle se détend un peu en regardant son nouveau camarade continuer à travailler dur. Au moins, sa compagnie est agréable, se dit-elle, elle n’a pas vu passer la journée. Elle se surprend même à souhaiter que demain et les jours qui suivront soient tout aussi agréables, insouciants, juste elle et lui.
7
Julius ne voit qu’elle. Elle représente pour lui l’humanité qu’on lui a volé à sa naissance. Elle est tout. Elle est sa hargne de vivre, sa joie rayonnante, sa tendresse, et son seul repère qui vaille. S’il venait à être séparé d’elle, plus rien ne le retiendrait pour continuer de faire battre son cœur. Toutes ces sensations sont nouvelles pour lui, qui était prisonnier de son bulleur et de sa famille. Maintenant qu’il a gouté à la saveur de cette brutalité de vivre, il ne reviendra Ô grand jamais en arrière. Il préfère être amputé de toutes ses communications plutôt que de se retrouver branché à un bulleur lui dictant sa vie. Dépossédé de ses compétences, il sait qu’il a tout à apprendre. Il se sent comme un nouveau-né, et à la fois il ne s’est jamais senti aussi vibrant et puissant : chaque nouveau stimulus le nourrit. Il aimerait dire tout cela à Romy, lui dire combien il s’inspire chaque seconde de sa sagacité et de sa sensibilité. Mais pour le moment, les seuls sons qui sortent de sa bouche ne ressemblent désespérément qu’à des beuglements de veaux.
Romy revient d’un rdv avec le reste de sa bande qui voit d’un très mauvais œil, qu’elle se soit attachée à ce premium, qui lui a tourné la tête. Ils ont décidé que le lendemain, ils viendraient le chercher, l’enfermeraient et demanderaient une rançon exorbitante à son père, Julius senior pour pouvoir récupérer son fils et que si ça ne marche pas, ils le tueraient. Romy a supplié. Ils n’ont rien voulu savoir. Alors elle a eu une idée. Ce soir, Romy emmènera Julius chez sa marraine. Il est stressé de rencontrer une autre personne de ce monde encore inconnu pour lui. Hormis les hackers du gang qui le fusillent du regard à la moindre occasion, il n’a interagi avec aucun plébéien. Cette ville l’attire autant qu’elle l’effraie. Il serait tétanisé à l’idée d’affronter ces visages bruyants et abruptes sans Romy pour le guider. Il veut être à la hauteur pour elle. Il veut lui montrer que ce petit truc qui palpite en lui pourrait soulever des montagnes. Alors il l’accompagnera ce soir, même s’il a peur de se faire dessus au moindre faux pas.
Romy tient très fort à cette soirée. Sa marraine est la personne la plus chère à ses yeux, enfin ça c’était avant que Julius débarque dans sa tête. C’est marraine Madeleine qui lui a transmis la passion de la musique. Même s’il lui aurait été impossible de prédire que Julius possède cette sensibilité, elle connait la lueur scintillante dans ses yeux lorsqu’elle fredonne les airs qui lui passent par la tête. Et ça, ça la rend heureuse. Dans son gang de sauvages, il n’y a pas de place pour les mélodies. Alors au fil des années, elle a pris l’habitude de garder pour elle les notes qui lui parcourent la tête jour et nuit. C’est son intimité et son espace de liberté. Mais s’il y a bien une personne avec qui elle peut partager cette passion, c’est sa marraine.
Ils ont rendez-vous à l’aube. Cela permet de faire le trajet de nuit. Elle préfère y aller tard par précaution, pour passer inaperçue. Ici tout se sait, et un jeune homme un peu paumé, avec un statut social de ce niveau attire la convoitise de bien des malfaiteurs. Mais tout se passera bien, car ce chemin elle peut le faire les yeux fermés. Et puis avec Julius elle se sentira invincible.
Julius est assis au bureau et laisse son crayon divaguer sur le papier créant de jolies formes fluides et abstraites. Elle aime l’observer concentré, le visage détendu et d’une légèreté enfantine. Il ne l’a pas encore remarqué. Alors elle s’avance près de lui et pose sa main fraîche dans ses cheveux avant de lui caresser la joue. Elle ne se serait jamais imaginée capable de faire cela il y a encore deux semaines, surtout pour ce bourge qu’elle méprisait. Julius, sans se retourner adosse sa tête contre le ventre chaud de Romy et ferme ses yeux. Il respire l’odeur de lessive mélangée à celle de la terre que Romy dégage. Il pourrait rester éternellement comme ça tellement il est bien. Puis Romy lui dit qu’il est l’heure de partir. Julius décroche un sourire en coin. Il est prêt.
La tête couverte, emmitouflés dans leurs tissus, Romy et Julius avancent dans la rue principale qui rejoint le centre-ville. Sa marraine n’habite pas très loin à vélo mais pour Julius, le vélo est simplement une photo des cours d’Histoire. Ils laissent tomber. Du coup ils rejoignent le centre-ville à pied, pour récupérer le métro menant à la banlieue est. Pour l’instant l’avenue est calme. Ils marchent dans le silence, côte à côte, et de temps à autres leurs mains se frôlent. L’agitation de la ville grandit avec celle de Julius qui commence à sentir son cœur s’emballer : les voilà dans le centre. Pareil au rideau de la scène qui se lève, le décor urbain se révèle. Julius ébahi, n’en croit pas ses yeux, il se demande même s’il n’est pas dans une autre réalité. Il se sent envahi de curiosité et de questions mais cette fois-ci, aucun bulleur ne lui apporte de réponse. Alors son imagination tente de modéliser la vie des plébéiens. Visiblement cette dernière ne ressemble en aucun point à celle de l’aristocratie et Julius se retrouve bloqué face à cette immense palette de couleurs, de sons et d’odeurs. Mais à peine a-t-il le temps de réaliser où il se trouve, que Romy lui saisit la main d’un geste franc et l’embarque dans une danse folle. Elle se met à décrire chaque élément de l’environnement qu’ils traversent, sans s’arrêter de parler. Elle répond à toutes ses questions comme si elle pouvait lire dans son esprit à la manière de son ancien bulleur. Sauf que là, c’est réel. Et au son de la voix de Romy, tout prend vie. Il l’écoute raconter le passé de cette ville autrefois capitale, qu’ont peu à peu déserté les riches pour laisser place à un mélange de cultures et de communautés venues en quête d’un nouvel avenir. Au final ce sont ces personnes démunies qui au moyen de la solidarité ont rebâtie une ville en symbiose entre la nature, l’humain et les vestiges de la capitale. Ici, il n’y a pas de ligne urbanistique, tout est fait des bric et de broc, ce qui crée finalement une sorte d’homogénéité héteroclite, une harmonie singulière. Les gens aussi sont à l’image de cette ville singulière et artistique. Dans les recoins lumineux de la ville il peut voir des groupes jouer à des jeux, des gens posés à discuter, toutes sortes d’engins mécaniques et archaïques permettant de se véhiculer mais sans polluer. Ici l’air est respirable. Et puis un peu plus loin il entend la mélodie d’un accordéoniste de rue. Il n’en avait jamais entendu le véritable son auparavant et s’émeut. Il est heureux, son appréhension a été remplacée par un cocktail d’émerveillements et d’émotions. Romy s’attendrit de voir Julius découvrir la vie.
Ils arrivent au métro, puis descendent les marches. Les personnes qu’ils croisent dans les environs les dévisagent avec insistance. Il détonne dans le décor. Ça se voit qu’il n’est pas des leurs. Alors Julius ressert sa main sur celle de Romy et tel un enfant il se concentre sur ce lien plus important que tout le reste. Romy reste sur ses gardes. Le temps défile tout comme les stations de métro.
Plus tard, ils se retrouvent devant le porche d’entrée d’une petite cahute chaleureuse. Romy lâche la main de Julius, s’approche de son oreille et lui souffle :
– Tu es chez toi ici, tu peux faire confiance.
Elle l’embrasse timidement sur la joue, laissant tous les tracas de Julius s’envoler haut dans les airs. Une femme ouvre la porte. Elle a de grandes lunettes, des cheveux en pagaille, et des rides se forment au coin de ses yeux lorsqu’elle offre son plus beau sourire à ses invités. En voyant la chaleur que dégage cette femme élancée, Julius comprend de suite pourquoi Romy voulait la lui présenter. Madeleine les conduit dans son cocon où crépite une cheminée au centre de la pièce, entourée de tout un tas de coussins, fauteuils et canapés. Sur la gauche de nombreux pots sont disposés contenant toutes sortes d’herbes, et substances colorées cohabitant avec d’innombrables plantes et plein de bazar. Julius hésite entre une cuisine et un laboratoire. Il a l’impression d’atterrir dans le passé, à des années lumières de sa maison minimaliste entièrement automatisée. Installés autour du feu, Madeleine leur sert une tisane fumante dégageant des odeurs étonnantes puis s’assoit avec eux. C’est alors que Madeleine commence à poser toutes les questions possibles et inimaginables à propos de la vie au Premium. Tandis que pour les autres plébéiens, un civil de Premium est un étranger, un ennemi même, pour Madeleine c’est l’occasion d’apprendre sur l’humanité. Alors Julius répond à ses questions tant bien que mal. Il s’exprime de mieux en mieux et puis il complète par des mimes, des expressions, des gestes ou des dessins. La communication prend ainsi vie et Julius peut compter sur Romy lorsqu’il bute. Les heures défilent, les sujets aussi, passant de Premium à l’enfance de Romy et de l’orthophonie à la politique. La tisane le détend comme jamais et lui facilite la réflexion. Tellement il se sent bien, il parvient même de temps à autres à formuler des phrases entières sans buter sur les mots.
Romy explique qu’elle a quelque chose qu’elle veut lui montrer depuis qu’elle l’a rencontré. Elle ressort de la chambre avec un instrument confectionné de bois et de métal. C’est son thérémine, un instrument qui date des années 20 du 2à ème siècle, une antiquité. Elle le branche et se met à produire des sons veloutés enivrant toute la pièce. Lorsque la voix de Romy s’harmonise avec l’instrument, Julius est à deux doigts de fondre sur lui-même. Il est transcendé par la musique qui l’emmène loin. Il plane au dessus de la scène et contemple ces deux fées qui chantent à deux voix des mélodies envoûtantes. Et comme s’il était à son tour possédé d’une partition intérieure, sa voix rejoint les deux autres. Il découvre la maitrise des nuances de son timbre, des intonations possibles, des rythmes. Il réalise à quel point Romy et cette gentille Madeleine sont en train de le métamorphoser à tout jamais et il en est infiniment reconnaissant. Ils repartent pour attraper le dernier métro. Madeleine glisse discrètement dans la main de Romy une petite fiole contenant un liquide noir.
8
De retour chez Romy, Julius est excité comme une puce. Il n’en finit plus de parler, de s’extasier sur la beauté du monde et de la vie libre, sans puce. Romy, elle, est sombre. Ils se couchent. Aucun des deux n’arrive à fermer l’œil pour des raisons différentes. Julius chuchote à Romy :
– Romy ?
– Quoi ?
– Tu dors ?
– Non j’arrive pas.
– Ze peux venir avec toi ?
– …
Julius entendant Romy renifler à la place d’une réponse, comprend qu’elle ne retient plus ses larmes. Il la rejoint. Dans la pénombre, il aperçoit les yeux clairs de Romy, brillants de larmes qui le fixent. Ce regard déterminé dans lequel il aime tant plonger est un océan de détresse. Julius, de sa plus douce des voix lui chuchote tout en essuyant une larme de sa joue :
– On est zenzemble Romy, z’est tout ze qui compte. Ze suis là et personne ne m’arrachera à toi, ze te le promets.
Romy relève doucement la tête vers lui pour effleurer le contour de ses lèvres. Leurs visages tellement proches l’un de l’autre s’attirent comme des aimants. Leurs souffles se mélangent. Leurs lèvres se confondent pour de bon comme si c’était la première fois, peut-être parce que ce soir, une page s’est tournée. Abandonnant le reste du monde, la pudeur de leur corps disparait peu à peu affinant l’espace qui les séparait. Le corps de Romy si fort d’habitude, n’est plus qu’une délicate fleur cueillie. Julius, lui, de sa peau douce et soignée l’entoure de tout son amour pour elle puis il s’endort. Romy, elle, veille. Elle attend un peu pour s’assurer que Julius est bien endormi puis elle se lève pour aller chercher la petite fiole de liquide noir dans la poche de son blouson. Elle revient vers Julius et verse le contenu de la fiole dans la bouche de Julius qu’elle a entrouverte. Elle pleure. Puis, elle s’allonge auprès de lui et le serre dans ses bras.
Au petit matin, c’est Ericson qui la réveille brutalement en entrant chez elle avec les autres. Elle pousse un petit cri en sentant le corps glacé de son amoureux à côté d’elle. Elle se lève et leur dit qu’il est mort. D’abord ils ne la croient pas mais en voyant le corps inerte et froid de Julius, dans le lit, ils se rendent à l’évidence : le premium a passé l’arme à gauche. Ericson fout tout en l’air dans la maison de Romy en poussant des jurons en disant que bordel de merde, il avait tout préparé, qu’ils avaient rdv le jour même pour l’échange et qu’il avait négocié une somme énorme, bordel de merde. Il accuse Romy de l’avoir fait exprès et lui dit qu’elle ne l’emportera pas au paradis. Il l’attrape par le bras et menace de la frapper. Je vais te buter, il dit, je vais te buter. Tu vas buter personne, lui dit Sony. Tu vas te calmer et tu vas laisser Romy tranquille, allez hop, on lève le camp ! Elle pousse tout le monde dehors et en sortant adresse un clin d’oeil à Romy. Est ce qu’elle a compris ? Une fois seule, Romy s’écroule sur une chaise au milieu de la petite pièce dévastée. Quelques heures plus tard, les couleurs reviennent sur le visage de Julius qui se réveille. Il voit le visage de Romy au-dessus de lui qui sourit. Il passe sa main dans ses cheveux. Il se sent un peu patraque, sans doute la tisane de la veille, un peu trop dosée.
FIN